Il s’agit encore de passer beaucoup de temps à baliser les étapes qui introduisent le suicide d’Ophélie dans Hamlet, la pièce de Shakespeare. Et pour cela, progressons pas à pas. Avant d’aborder le suicide d’Ophélie en lui-même par la forme et le contenu de la folie qui le précède, je pense qu’il n’est pas inutile d’évoquer rapidement son frère Laërte.
Comme tel, il partage ses intérêts patrimoniaux selon les règles de l’époque en ce domaine. Nous allons voir que l’enjeu ne se laisse pas enfermer dans la seule cage de son « fidèle amour ». Laërte et Ophélie ont tous les deux perdu leur père à plus d’un titre. Ce que Lacan a souligné. Ils sont les vis-à-vis d’Hamlet qui, pour d’autres causes, se trouve dans un contexte de perte analogue.
Laërte et Ophélie se disent les enfants de Polonius. Mais, cette désignation est-elle vraie ?
C’est la question soulevée par le retour de Laerte à la cour. Je pense que les traducteurs n’ont pas entrevu cet aspect de la question, à force de vouloir faire d’Ophélie une vierge souillée par le désir d’Hamlet.
Nous en sommes au moment où le Roi a envoyé Hamlet en Angleterre (acte IV scène V) dans le dessein de l’y faire assassiner. La cour a déjà retrouvé la dépouille de Polonius. Laërte revient à la cour, poussé par le peuple qui le veut pour nouveau Roi. C’est l’émeute au palais.
Laërte veut son père et non pas seulement savoir qui a tué Polonius. « Give me my father (1) », lance-t-il à Claudius. « Rendez-moi mon père » et non pas « rendez-moi sa dépouille ». Laerte veut qu’on lui désigne un père qui soit le sien.
Et Laerte de délirer sur le nom de son père :
« La goutte de sang qui reste calme me proclame bâtard,
Crie « cocu » à mon père, marque au fer rouge « putain »
Sur le front chaste et sans souillure
De ma loyale mère (2) »
La folie de Laerte, aussi bien que celle d’Ophélie, est une folie lacanienne, déclenchée par l’impair d’une bâtardise. Il y a erreur sur l’identité de son père.
Ophélie évoque aussi celui qui serait son vrai père : « C’est l’intendant perfide qui a volé la fille de son Maître (3) ». L’intendant Polonius a volé Ophélie, la fille du roi, le maître de Polonius. Elle délire sur sa paternité.
Laerte et Ophélie pensent donc tous les deux, être de sang royal. Enfants cachés par l’intendant Polonius, issus de l’infidélité de leur mère. Ils déraisonnent d’avoir perdu le sens de ce qui les désignait comme les enfants de Polonius. Cette faille ouverte, ils délirent. Devenus des êtres errants, ils veulent savoir : « desire to know the certainty of your dear father (6) ». Une certitude articulée au père par le langage et la parole.
Cette désignation, « je suis l’enfant de telle personne », n’a pas plus de consistance que celle de la parole. « La parole n’est rien (4) » et elle emporte l’existence du frère et de la sœur dans le néant. Ils ne peuvent savoir qui il sont, au-delà de ce qu’on leur dit (5).
Ce qui est strictement impossible en vertu de la structure du langage et de ses effets. Nul ne peut leur garantir une réponse certaine à leur question sur le père.
« A down, a-down. You call him « a down-a »
(Un chat n’est pas un chat. On le dira « châtré.
Ou encore : chuter n’est pas chuter, on dira « chut » !
Ou enfin : dans la terre, sans terre. On le dira « enterré ») (7) »
Si la parole est détruite à la cour et que le Roi ne peut la garantir, il ne reste plus que la danse des mots et des signes dont Ophélie tressera sa guirlande.
C’est ce que nous évoquerons la prochaine fois.
1– p. 903
2– p. 903
3- p. 909
4– p. 895
5– p. 897
6– p. 904
7– p. 908