Les spectres hantent…. l’internet !

Le site Youdeparted propose de diffuser les lettres post(pré)humes des personnes qui souhaitent laisser des instructions à leur proches après leur décès. Il s’agirait de donner ses ultimes instructions pour les assurances, les codes bancaires confidentiels, les documents nécessaires à la succession, etc… C’est-à-dire de gérer, de planifier l’après du décès dans ses aspects financiers….

Mais, l’enjeu va bien au-delà de cet aspect matériel de la mort. En fait, un décès n’entraîne pas seulement une autre vie à organiser après la perte, pour l’entourage. Il oblige aussi à déterminer la place que la personne perdue avait et celle qu’elle aura dans l’esprit et le souvenir de cet entourage. Ce que l’on surnomme le « travail de deuil »….

Le procédé des écrits post (-pré )humes est déjà ancien avec le support du papier. Pour le suicide le point est crucial.

Depuis Brière de Boismont 1, on sait que la lettre avant le suicide a une fonction spéciale 2. Elle permet au sujet de fixer pour l’Autre la signification de son acte. Dans l’après-coup. Avec toute l’ambigüité, le semblant ou l’erreur que cela peut induire. Par exemple, dans le cas d’un suicide agressif, incriminer faussement un tiers. Pour un suicide amoureux, faire consister et exister un amour qui n’aura jamais plus de réalité que cette dernière lettre. Etc… Le fait qu’une lettre d’adieu se trouve sur le net donne ainsi une existence à ce qui pouvait n’être qu’une éventualité, une supposition ou une impossibilité.

Avec internet, on peut ajouter à ces lettres d’adieu la vidéo, le son et la photo. L’internet ne semble que rassembler les éléments de ce qui existait déjà avec les lettres d’adieu. Ce ne serait qu’une mise à jour, le report avec une technique nouvelle d’une action qui se pratique sans lien direct avec l’internet lui-même. Il y a pourtant quelque chose de nouveau à utiliser le support informatique.

A la différence de ce qui précède, ces lettres (ornées de vidéo, d’images et de sons) acquièrent avec internet trois nouvelles propriétés. Augmenté d’une enveloppe d’images et de sons, l’écrit pourra errer infiniment et éternellement dans un domaine accessible à public loin de la pudeur et du confidentiel. Il est possible que ces propriétés soient par contre plus spécifiques de l’activité internet.

Précisons un peu.

Une librairie présente des textes à destination d’un public plus large que celui du cercle de la famille. Ces écrits existent, n’est-ce pas l’une des tendances de l’écrivain de vouloir s’adresser à la postérité ? Ce public doit toutefois faire un effort pour s’y déplacer, au moins le vouloir et garder la curiosité minimale qui consiste à s’intéresser à ce qui se trouve en dehors de ce qui lui est familier. L’édition en librairie suppose enfin une qualité minimale dans l’écriture et le style de ce qui y est publié. Pour l’internet, ces deux conditions de style et de disponibilité du texte sont levées. Les mailles du filtre sont plus larges.

Le papier, la matérialité de l’édition est telle que ce support peut se dégrader. Ce qui n’est pas le cas de l’internet qui est en principe inaltérable dans le temps. Ce que les animateurs de YouDeparture veulent masquer. Comment comprendre leur offre limitée à un ou deux ans, sinon que l’existence de ces lettres pourrait être bien plus longue ? Les écrits de la personne décédée auront ainsi une éternelle existence sur le net.

Le contenu lui-même ne se résume plus à une calligraphie plus ou moins sophistiquée. Il est enrichi par le graphisme, la vidéo, la musique et l’hypertextualité. A tel point qu’il est tout à fait possible d’imaginer que ces personnes se créent un avatar dans Secondlife. Un avatar qui planera tel un fantôme pour l’éternité sur ce monde. Nick Carr évoque la « troisième vie » et Pisani, « iTomb »….

De même que pour la confidentialité de la diffusion. L’internet porte bien au-delà des limites géographiques habituelles d’une librairie. Comment ne pas s’apercevoir que ces mixtes de mails-vidéo-sons-photos se trouvent déjà largement diffusés ? Il existe déjà plusieurs sites dédiés aux témoignages des endeuillés, dont certains par suicide…

La pratique des lettres d’adieu sur internet n’a rien de confidentielle, ni de fugace, encore moins de périssable. Transformé en fantôme pourvu d’un texte, d’un son et d’une image, ces spectres vont hanter le net dans un espace élargi et éternel.

Pouvons-nous aller plus loin encore dans la compréhension de cette pratique qui ne manquera pas de se développer pour les futurs suicidés ?

Il est assez intéressant de penser que l’une des composantes du cadavre, la dépouille que la personne décédée laisse derrière elle, soit fabriquée avec des signes, des chiffres et des octets. N’est-ce par la principale fonction des cimetières que de fixer la place du disparu dans le monde des signes. Quand vous en visitez un, n’êtes-vous pas en train de vous promener dans des allées de noms et de dates ?

Cela ne donne-t-il pas une indication sur la véritable nature du net ?

L’espace internet, dont la substance consiste en signes, chiffres et octets, est comme un pellicule qui recouvre la planisphère. Proche en cela d’un linceul tricoté par les nœuds des réseaux informatiques qui en sont la gaine. Parmi la multitude de ces assemblages d’octets, certaines de ces grappes de signes tiennent lieu de noms et de dates. Ceux qui indiquent l’identité de la personne décédée sans pourtant parvenir à condenser leur être (Hamlet au bord de la fosse d’Ophélie suicidée, « être ou ne pas être »….).

L’internet ne serait-il pas un lieu qui fonctionne comme une sorte de fosse commune des signifiants, un « trou » au dessus duquel nous pouvons planter nos oripeaux ?

N’est-ce pas un exemple de matérialisation de la « pulsion de mort » freudienne ? Une répétition incessante, éternelle, en boucle, de signes qui représentent le sujet et sous l’emprise de laquelle, fasciné, se trouve notre être ?

Ce procédé internet ne se trouve-t-il pas du côté de la faille constitutive du sujet, de la possibilité de n’avoir jamais existé ? De ne pas être parvenu à advenir dans sa vie. Car notre aliénation fondamentale tient à ce que ce qui nous inscrit dans le monde, le langage, les insignes de la vie sociale, les titres, les noms, les chiffres, les dates, voire…. notre code génétique…. Dans ces sites posthumes, il s’agit alors d’un « signe éternel » de l’être, précise Lacan.

Mais, ce signifiant ne nous représente jamais vraiment comme nous pensons être réellement….

1-Briere de Boismont A., Du suicide et de la folie suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie, Baillière, 1856

2- Fleury E., « Ces lettres qui signent un suicide », Clinique du suicide, 2004, Erès, p. 251-261

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *