L’empire des signes est un livre assez exceptionnel dans lequel Roland Barthes fait état de ses impressions lors d’une visite au Japon. Le livre est dédié à Maurice Pringuet. Barthes commente plusieurs points de la vie sociale des Japonais comme l’écriture, la politesse, le jeu de pachinko, les repas, la cuisine, le théâtre (bunraku), où l’architecture des villes japonaises.
L’idée centrale est que le sujet japonais serait « vide » conformément aux principes du zen et contrairement au sujet oriental qui serait gonflé de sa théologie. Il en découlerait que le sujet japonais quand il parle, ne produit que des signes opposés au baratin existentialiste infatué du soi des occidentaux.
Barthes le montre très bien dans la cuisine japonaise. Celle-ci est faite de la désignation de l’aliment par les baguettes, sa séparation et sa distinction.
Le cuisinier pratique des interstices entre les aliments. Ce qui importe dans cette cuisine, c’est que l’aliment soit un morceau ou un fragment, séparé et nommé. Cet aliment n’a pas d’autres enveloppes que le temps de sa préparation. C’est un « signe vide [1]».
En conséquence, l’écriture devient « un séisme (Satori, un événement) qui fait vaciller la connaissance, le sujet : il opère un vide de parole [2]». En raison de ce vide, l’écriture perd ses deux fonctions fondamentales classiques en Occident : la description et la définition. Dans le haiku, l’écriture devient « pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haiku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! Dit-il [3]».
Pour Barthes, le sens est exempté, suspendu, obstrué dans la philosophie japonaise. Pour la raison que le zen est sans Dieu. La pensée ne serait donc pas centrée par un être supérieur. Elle serait vidée de l’être suprême. Barthes fait du zen « une pratique destinée à arrêter le langage ». « Il y a un moment où le langage cesse ». Le Satori, un état de l’âme parvenant à « assécher » le « bavardage incoercible » intérieur, serait ainsi capable d’effacer en nous le « règne du code » et de provoquer un état de « a-langage[4]». Au Japon, le code serait « en fuite » vers un ordre interminable, ouvert, de plus en plus hypothétique. Ce qui laisserait place à une multiplication infinie de combinaisons, de signes, de gestes, de corps, etc….
Pourquoi parler de tout cela dans le cadre du suicide ?
Car Barthes, au coeur de son écrit, évoque le suicide du général Nogi et de sa femme après la mort de l’empereur en 1912. Barthes nous montre le portrait du général et celui de son épouse. Les photos sont placées côte à côte.
Barthes souligne leur impassibilité, le calme, la sagesse, l’absence de toute émotion lisible dans ces photographies, la fixité des regards. Barthes suppose un lien entre l’impassibilité, l’appréhension de la mort et le signe[5] : « Imaginer, fabriquer un visage, non pas impassible ou insensible (ce qui est encore un sens), mais comme sorti de l’eau, lavé de sens, c’est une manière de répondre à la mort ».
Ces photos ne disent rien de l’acte qui les suivra. Elles sont littéralement illisibles, intraduisibles. En effet, ces images parviennent à arrêter l’interprétation. Elles empêchent d’établir un lien de signification entre les êtres photographiés et leur acte. «Aucun adjectif n’est possible, le prédicat est congédié, non par solennité de la mort prochaine, mais à l’inverse par l’exemption du sens de la Mort, de la mort comme sens. La femme du générale Nogi a décidé que la mort était le sens, que l’une et l’autre se congédiaient en même temps et que donc, fût-ce par le visage, il ne fallait pas « en parler [6]».
Ces photos « lavées de sens » seraient donc pour Barthes l’exemple même du vide de la parole. Barthes le souligne, ces deux êtres ont déjà pris leur décision de se suicider. « donc, ils savent ! ». Les deux photos ont été prises la veille de leur suicide. Ce sont donc des êtres en action. Une action qui échappe à la représentation. La représentation photographique qui en est faite ne dit rien de l’acte.
À ce point de la discussion, Lacan peut nous venir en aide. Ce dernier a rendu hommage au livre de Barthes dans son séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant, le 12 mai 1976. Lacan le qualifie d’exceptionnel.
Mais, c’est aussitôt pour rectifier ce qu’il en est du signe. Lacan, le signe est un semblant[7]. A ce titre c’est un signifiant comme un autre, il peut mentir sur le sujet. Le signe est l’un des éléments du cérémonial et du rite. Il ne faut pas le confondre avec le vide. Le vide étant l’espace creusé par le signifiant dans lequel se loge la jouissance. Le point réel créé par l’écriture. C’est le vide qui appelle une interprétation alors que le signe d’appelle qu’un commentaire ou une association. Le signe et le semblant renvoie à une lecture. Le vide creusé par le signifiant renvoie à une parole qui ne serait pas du semblant et à l’écriture de la lettre.
Au vu de la remarque de Lacan, il est maintenant possible de mieux appréhender les photos du couple Nogi avant leur suicide.
Pourquoi ne pas retenir l’idée suggérée par Barthes ?
Ces deux photos retiennent le sens. Le sens est suspendu. Ces images créent un vide. Littéralement, ce sont des écrits. Elles logent la jouissance possible de ce couple dans l’acte à venir. Mais, cela ne nous dit rien. C’est une démonstration du vide du rapport sexuel. En somme, Barthes tombe dans son propre piège, il en dit encore bien trop sur le sens des signes qu’ils prend en considération.
Ces photos donnent une orientation précieuse quand au suicide. Il n’est pas possible d’accéder au sens du suicide. L’imaginaire est du côté du sens et non du vide. Il s’agirait de s’orienter à l’aide de la lettre et de la jouissance à partir d’un point antérieur au moment de l’écriture.
Ces photos sont des lettres d’adieu, certainement…
[1] – p. 40
[2] – p. 14
[3] – p. 115
[4] – p. 101
[5] – p. 127
[6] – p. 128
[7] – Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2006, leçon du 12 mai 1976, p. 125 à 127