Ophélie, celle qui aime Hamlet. Vous connaissez ?
Je crois qu’il vaut la peine de revenir autant de fois que nécessaire sur le suicide d’Ophélie, tel que raconté dans le Hamlet de Shakespeare. D’abord parce que cette pièce est du rang de ces œuvres qui nous en apprennent beaucoup sur nos humbles existences. Mais, aussi parce que Lacan en a fait un long commentaire dans son séminaire Le désir et son interprétation en 1958 1, qui vient de paraître aux éditions de La Martinière 2, ainsi que dans le séminaire L’angoisse en 1962 3.
La célèbre Ophélie meurt noyée sous un saule. Sa mort est d’abord présentée comme un accident. Elle aurait glissé de l’arbre alors qu’elle tressait une guirlande. Mais, les vers suivants lèvent toute ambiguïté sur la réalité de sa détresse :
«Ses vêtements s’ouvrirent,
Et telle une sirène, un temps, ils l’ont portée ;
Cependant qu’elle chantait des brides de vieux airs,
Insensible à sa propre détresse,
Ou pareille à une créature née dans cet élément
Et faite pour y vivre. Mais bientôt
Ses habits, lourds de ce qu’ils avaient bu,
Tirèrent l’infortunée de ces chants mélodieux
Ophélie n’a rien fait pour sortir de l’eau, « insensible à sa propre détresse ». Cela l’entraîne dans la boue. Ophélie se laisse-t-elle couler ? Cela n’a-t-il pas les apparences d’un accident ?
L’interprétation commune est bien de dire qu’il s’agit d’un suicide. Dans sa négativité, ne rien faire, cela reste un acte volontaire, un acte positif, c’est faire le rien de l’acte de faire. Elle se voit couler comme si elle était fait pour vivre dans l’eau alors qu’elle ne l’est pas. Elle reste « insensible à sa propre détresse » et ne réagit donc pas à cette situation dangereuse. Elle ne fait rien qui puisse la sauver. Une abstention active qui renverse les apparences de passivité. Une fausse piste, donc. Une fausse passivité qui indique au contraire un acte réel. Et signe un suicide.
Comme dans l’exemple classique de Durkheim à propos de la procuration en matière de suicide. L’acte de la personne qui se laisse condamner à mort est une suicide. Il n’est pas l’exécuteur, mais il se suicide quand même. Cela souligne seulement que l’agent peut se disjoindre de l’action.
Ophélie ne tente rien pour se sauver de la noyade et c’est un acte. Selon le dogme et les préceptes de l’église, le critère d’un suicide serait l’action. Comme Shakespeare l’indique à travers la discussion de ceux qui creusent sa tombe (scène 1, acte V) :
« Le rustre : doit-elle être enterrée en terre chrétienne, alors qu’elle a volontairement recherché son salut ?
L’autre : je te dis que oui ; donc creuse tout de suite sa tombe. Le coroner a mené l’enquête, et a décidé l’enterrement en terre chrétienne
Le rustre : comment est-ce possible, à moins qu’elle se soit noyée elle-même par légitime défense ?
L’autre : ma foi, c’est ce qu’il a décidé
Le rustre : ça doit être à son corps offensant, impossible autrement ; car là est la question : si je me noie volontairement, ça implique un acte, et un acte a trois branches : agir, faire et exécuter ; ergo, elle s’est noyée volontairement
L’autre : non mais, écoutez, compère piocheur….
Le rustre : vous permettez. Ici est l’eau : bon. Ici est l’homme : bon. Si l’homme va à l’eau et se noie, c’est, qu’il le veuille ou noin, qu’il y va, retenez bien ça. Mais si l’eau vient à lui et le noie, il ne se noie pas lui-même ; ergo, celui qui n’est pas coupable de sa mort n’a pas écourté sa vie
L’autre : mais est-ce la loi ?
Le rustre : parbleu, oui : la loi de l’enquête du coroner
L’autre : voulez-vous que je vous dise ? Si ça n’avait pas été une demoiselle de la noblesse, elle n’aurait pas été enterrée en terre chrétienne
Le rustre : voilà, tu l’as dit, et c’est bien malheureux que les gens de la haute aient plus de privilèges dans ce monde pour se noyer ou se pendre que les simples chrétiens. Passez-moi la bèche ! «
L’action est décisive en matière de droit canon. Un critère nécessaire. Mais, il est bien entendu que si Ophélie n’était pas une « femme de qualité » à la cour du Roi, il n’y aurait plus aucune discussion. Donc, il s’agit bien d’un suicide même si l’action est détachée du sujet. L’agent de cette action n’est pas Ophélie, c’est l’eau. L’eau vient à Ophélie et la noie. Cette action est commise par la nature (la gravité, l’eau qui l’asphyxie).
Les questions surgissent aussitôt. Pourquoi Ophélie se trouve-t-elle dans ce milieu aquatique ? Dans l’eau, Ophélie n’est-t-elle pas « telle une sirène » ? Un poisson dont le corps et l’apparence sont ceux d’une femme. Un poisson qui chante d’ailleurs…
Un petit coup d’œil sur Wikipédia permet aussitôt de rectifier. Une sirène n’est pas un poisson dont le milieu naturel serait l’eau ! C’est un oiseau ! La sirène est un être moitié oiseau, moitié femme, qui chante pour entraîner les marins vers la noyade. « Portée , un temps », par ses vêtements, elle vole.
Dans la mythologie grecque, les sirènes sont plusieurs, trois ou plus.
L’une d’elle est Leucosie, la blanche, comme l’Ophélie du poème de Rimbaud5. Dans ce poème, Ophélie est encore plus évidement une sirène blanche, fantomatique et flottante. Un grand lys :
« La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles …
– On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir ».
Où Ophélie chantait-elle ? Pourquoi souligner l’appartenance comme naturelle, d’Ophélie à l’eau ? D’où vient qu’Ophélie serait « pareille à une créature née dans cet élément (l’eau) et faite pour y vivre » ?
Comme un poisson ou n’importe quel animal marin dont le milieu naturel est de respirer dans l’eau, Ophélie retournant à l’eau est chez elle. Donc, à la cour d’Hamlet, Ophélie ne l’était pas. Dès lors, elle était parmi les vivants comme sur une terre étrangère. Elle s’y trouvait comme ambassadrice d’un pays étranger en visite chez son voisin. La visite diplomatique terminée, elle rentre. Dans l’eau, elle revient dans sa demeure parmi les siens. Une sirène, un lys, qui revient chez elle, tel Ulysse, le revenant.
Ulysse va dans la demeure d’Adès, la mort, pour donner une sépulture à son ami Elpenor. Ce faisant, la troupe « meure deux fois alors que les autres hommes ne meurent qu’une fois ». Ils meurent comme tous les hommes en perdant un corps : la mort imaginaire. Ils meurent aussi dans l’oubli, ils sont effacés de l’esprit et de la mémoire des hommes : la mort symbolique, la deuxième mort.
Sur le chemin du retour, Ulysse va rencontrer les sirènes qui peuvent l’empêcher de revenir parmi les siens, chez les vivants, « autour d’un grand amas d’ossements d’hommes et de peaux en putréfaction ». C’est-à-dire dans une tombe, un cimetière, un amas de déchets, ce que lui et ses amis peuvent devenir en mourant à leur tour. Ils risquent la mort réelle, la dislocation en morceaux éparses. Le « désert du réel » de Matrix 6.
Ulysse ne veut pas que ses marins sachent ce que les sirènes chantent. Ils ferment leurs oreilles avec de la cire. Au terme de son voyage, Ulysse aura perdu tous ses compagnons marins.
Ce faisant Ulysse est à l’opposé d’Antigone. Il agit comme elle, pour donner une sépulture à l’être décédé, son ami Elpenor. Mais, il refuse d’en assumer la conséquence. Tomber dans l’oubli, mourir une deuxième fois dans la mémoire des hommes. Il refuse de savoir ce que cela implique à l’inverse d’Antigone qui assume les conséquences de son acte. Tous les deux affrontent leurs maîtres. Ulysse a la folie de penser qu’il pourra échapper à cette deuxième mort.
Les sirènes chantent la promesse de leur apprendre ce qu’est la vie :
« Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaiens et les Troyens ont subi devant la grande Troie par la volonté des Dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière 7 »
Il y a une interprétation obscène de l’histoire d’Ulysse. Les sirènes seraient des équivalents voilés des prostituées qui se tiennent sur le rivage. Dans le folklore, les sirènes seraient devenues des poissons, en restant des moitiés de femmes. Ce faisant, elles deviennent immortelles. Pendant un ou deux siècles, elles s’amusent dans l’eau. Puis, s’ennuyant, se sentant seules, elles chercheraient à séduire un être humain pour se faire aimer.
Plus intéressant encore, en Afrique de l’Ouest ou en Inde, la sirène est une divinité toute puissante, créatrice du monde des humains. Mami Watta, la mère-eau, l’eau-mère de toute chose, qui est représentée comme une belle femme brandissant des serpents.
Très intéressant, passionnant même pour un psychanalyste.
Rappelons-nous le commentaire de Freud sur la tête de Méduse, une tête de femme entourée de serpents et qui représente la castration. Et bien, les sirènes et Mami Watta aussi ! Celui qui les écoute va en perdre la tête et il sera castré.
Dans l’odyssée d’Ulysse, cette figure existe, mais elle est dissociée des sirènes. C’est Skyllè : celle « qui pousse des rugissements et dont la voix est aussi forte que celle d’un jeune lion. C’est un monstre prodigieux, et nul n’est joyeux de l’avoir vu, pas même un Dieu. Elle a douze pieds difformes, et six cous sortent longuement de son corps, et à chaque cou est attachée une tête horrible, et dans chaque gueule pleine de la noire mort, il y a une triple rangée de dents épaisses et nombreuses ». Ulysse ne peut pas la regarder, il ne la voit pas. Skylle épouvante ses compagnons et tue six d’entre eux.
Ophélie la sirène renvoie à un savoir mortel que les hommes ne doivent pas rencontrer sans mourir aussitôt. Elle est le mystère incarné de ce savoir. Le mystère étant de comprendre pourquoi elle chante. Rappelons-nous, insensible à sa propre détresse, comme une créature naturellement formée pour l’eau, un être essentiellement flottant dans l’éternel et l’immortalité des sirènes. Suicidée, Ophélie est réduite à son chant, tout comme les sirènes. Elle est pur objet voix représentant la castration étroitement associée à la seconde mort, l’oubli. La mort réelle dans laquelle tout se dissocie, où ce qui est assemblé s’éparpille et se disloque.
Lacan a mis en évidence cet objet que l’on avait jusque là, mal aperçu. Dans le séminaire « L’angoisse », il commente la pratique du Schofar. C’est la pure matérialité de la voix du père réel, le Dieu vengeur de Moïse qui ordonne à ce dernier de tuer son fils sans raison autre que celle de sa seule volonté. Le surmoi, dans ce qu’il a d’injonction, de comminatoire et de réel.
Pour les sirènes, l’objet voix est séducteur, il entraîne aussitôt celui qui l’entend vers la deuxième mort. C’est un fait clinique que nous raconte la psychose. Le sujet halluciné se sent « déjà-mort ». Celui qui entend une voix s’est déjà laissé entraîner dans la deuxième mort par les sirènes.
Résumons. Ophélie est présenté comme un fantôme blanc, une sirène au corps de poisson, immortelle, un lys flottant, quelqu’un de dangereux dont le chant fascine, tue et castre ceux qui l’écoutent. La mort dont il s’agit relève surtout de l’oubli dans la mémoire des hommes….
Une autre petite interrogation demeure pour Ophélie : sa mort est « muddy ». Une mort boueuse ou fangieuse selon les traductions…
C’est ce que nous allons examiner au prochain numéro ! (cliquer sur ce lien)
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