Le suicide d’Ophélie dans Hamlet, la pièce de Shakespeare, nécessite de nombreux commentaires avant de pouvoir en saisir l’enjeu. Avant de conclure, je compte évoquer deux points supplémentaires : le statut du saule sous lequel Ophélie se rend pour se suicider et la question de l’être pour Hamlet. Ensuite, il me sera possible de ramasser les éléments parcourus pour tenter une construction de ce suicide. Éventuellement, en montrer « la structure ». Ce que Lacan pense envisageable : « Si nous essayons de porter ceci à propos de chaque cas, si nous faisons dans chaque cas un effort d’interrogation, nous retrouverons là ce que je prétends avancer comme une structure 1 ».
Prenons d’abord le saule sous lequel Ophélie continue à cueillir des fleurs et les arranger en guirlandes.
Et d’abord, rappelons-nous que Ophélie ne devient pas folle n’importe quand. Une lecture rapide laisse croire qu’elle ne supporterait pas que la dépouille de son père assassiné par Hamlet ne soit pas enterrée dignement. Il n’en est rien. Hamlet a indiqué à la cour où elle se trouve. Ophélie n’en est par pour autant folle. Elle serait même plutôt rassurée sur ce point si cela ne tenait qu’à cela.
Il ne faut pas oublier une étape importante avant le déclenchement de sa folie. Hamlet est envoyé en Angleterre par le Roi et Laerte, le frère d’Ophélie déboule à la cour en passe de renverser le pouvoir. C’est seulement à ce point que Ophélie se met à chanter des paroles qui n’ont qu’une « moitié de sens ». C’est-à-dire, au moment où m’appel au père est lancé.
En cela, le modèle lacanien du déclenchement des psychoses n’est pas contredit (1954). Il y a dans la pièce, des circonstances qui en appèlent à l’instance symbolique (le Nom du père) que les faits de la réalité, ni les mots, ne viennent pas apaiser.
Le statut de la vérité dans ce texte, est remarquable. Il ne s’agit pas d’une « vérité » que le sujet Ophélie aurait vécue dans sa propre enfance et qui reviendrait dans sa propre réalité comme dans le modèle freudien de la psychose. Il s’agit du secret de la reine, comme telle inconsciente pour Ophélie certes, mais qu’elle ne peut aborder que par les mots, les chants et les contes populaires. En adoptant un style bouffon.
Si l’on reprend la logique précédentes des fleurs, une guirlande de fleurs désigne l’être de celui qui la porte. Le saule indique donc l’être d’OPhélie. Qui serait quelque chose comme un chant, un groupe de mots qui désignent les êtres. Un chant que l’on peut maintenant rapprocher d’une épopée.
Les chants comme ceux de l’Iliade et l’Odyssée, sont en effet, un ensemble de mots qui désignent le destin de ses héros, leur être immortel qui intéresse tant Hamlet. « Il se préoccupe du « To be » éternel dudit Claudius » 2. Comme Ophélie finalement, qui chante l’épopée de la cour royale. Ces chants disent ce que les hommes de la cour ont sont, ont été ou même, seront. Elle dit aussi qui fut le père d’Hamlet, ce qui l’intéresse au plus haut point et lui permettra ensuite de passer à l’acte.
Ce chant est le terme de cette tragédie : « Et c’est quand même à l’heure d’Ophélie aussi, à l’heure de son suicide, que cette tragédie va trouver son terme, dans un moment où Hamlet, qui vient semble-t-il d’apercevoir que cela n’est pas difficile de tuer quelqu’un, « le temps de dire one », il n’aura pas le temps de faire ouf 3». Le chant est le terme de cette tragédie puisque Hamlet, tout comme Laerte voulaient qu’on leur donne un père.
Dès lors, chacune des fleurs distribuées à la cour par Ophélie, est un bout de la vérité prélevée, issue de l’autre. Ophélie s’en (em)pare comme nous venons de le voir. Elle se fait son miroir au fil de l’eau. Ophélie brille des mille éclats que sont réellement les autres. Telle la gorgone.
Parée de ces bouts de vérité, elle se rend sous un saule. D’ailleurs, la pièce ne dit pas exactement ce qu’elle y fait. L’histoire nous est rapportée par un membre de la cour qui l’y a retrouvée morte. Ce qui est déjà un indice pour signaler la nature réelle de l’épisode. Dans la mesure où le sujet ne peut en rendre compte par lui-même.
Le saule a une signification précise à l’époque de Shakespeare. C’est une sorte de balise signifiante. Cette borne signale que l’on croise un être abandonné (il pleure….) (4). Le saule renvoie à la figure de l’amoureuse abandonnée, comme peut l’être Ophélie. C’est l’amoureuse sur lequel s’est appuyé son partenaire et qui ploie sous son poids. Les traducteurs rappellent que le saule est une figure allusive déjà employée par Shakespeare dans Othello (acte IV).
Othello accuse Desdémonde d’infidélité. Or, la servante de sa mère a été abandonnée par son amoureux, comme l’est sa fille par Othello. Elle mourut en chantant, comme Ophélie abandonnée par Hamlet. Desdémonde entonne le « chant du saule » lors de son crépuscule. « Elle mourut en chantant » :
« Chantons le saule vert qui sera ma guirlande,
Que personne ne le blâme, j’approuve son dédain (5) ».
N’est-ce pas impressionnant cette proximité avec Ophélie ? Pourquoi une femme abandonnée se doit-elle de chanter en faisant du saule sa guirlande dédaigneuse ?
La fin au prochain numéro !
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1– Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 24 06 1959
2- Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 11 03 1959
3- Ibid
4- p. 927 et note 25
5- p. 1239