L’Ophélie de Shakespeare va se noyer sous les « feuilles blanches » d’un saule « dans le miroir de l’eau ». Non sans avoir distribué des fleurs auparavant, en guise d’adieu à son entourage. Ophélie, par le seul geste de choisir et de distribuer ces fleurs, les assemble en « ingénieuses guirlandes (1) » (« fantastic garlandes »). Il s’agit d’une tresse de mots. Puisque ces fleurs sont des signifiants énigmatiques.
Au sujet des « tresses », il y a un rapprochement distrayant à faire avec Freud. Une théorie en ethnologie veut que les femmes aient inventé le textile pour cacher leur sexe. Freud suppose que les femmes ont d’abord tressé leurs poils pubiens, avant de les détacher pour en faire des pagnes (2). De là, par extension, les tresses désignent la castration par extension. L’objet détaché est le résultat de cette opération symbolique. Comme les phallus et les serpents dont la Gorgone ou les sirènes se parent. De fait, Ophélie figure un tel personnage. Elle est celle qui nous met la castration sous le nez !
Vient alors une autre référence à la castration. Ophélie se rend près du saule, l’arbre aux feuilles blanches parmi les boutons d’or, les orties, les pâquerettes, les « longues fleurs pourpres » et les « doigts d’homme mort » (« dead man finger »).
La signification sexuelle des « doigts d’homme mort » serait suggérée par le nom de cette fleur qui aussi appelée testiculus morionis, dans la deuxième édition de la traduction de Victor Hugo. Morio comme « fou » en latin ? Des testicules en folie ? Mais, en botanique, il y a aussi l’Alcionium digitatum et Decaisnea fargesi..
Les « doigts d’homme mort » ne sont pas seulement une allusion grossière et obscène aux testicules. Ils sont bien plus que cela. Ils viennent signaler que la castration est passée par là. Ce sont des doigts qui se baladent détachés de leur corps d’origine. Dans ce cas : doigt = phallus. Ce que Lacan semble penser à ce sujet.
« Je ne trouve pas superflu d’indiquer encore, puisque l’iconographie en a fait un tel état, que, parmi les fleurs avec lesquelles Ophélie va se noyer, il est expressément mentionné que les dead men’s fingers dont il s’agit sont désignées d’une façon plus grossière par les gens du commun. Cette plante est l’orchis mascula, et elle a quelque rapport avec la mandragore, et donc avec l’élément phallique. J’ai cherché ces dead men’s fingers dans le New English Dictionary, mais j’ai été très déçu car, encore que le nom soit cité en référence au terme finger, il n’y a aucune mention de ce à quoi Shakespeare fait allusion par cette appellation » (Lacan J., Le désir et son interprétation, p. 381).
Donc, cette plante « a quelque rapport avec (…) l’élément phallique ».
Ophélie se noie, emportée dans les flots, enveloppée de ses fleurs. Elle tombe du saule d’une chute mortelle. Ses fleurs portées comme un vêtement, se gonflent et la portent au fil de l’eau. Elle est aussi enveloppée de la mélodie des sirènes dont elle fait maintenant partie. Ophélie chante comme une sirène sur le « miroir de l’eau ». Insensible et sourde à sa propre détresse. Elle est devenue une « créature de l’eau », un pur objet voix qui gonfle, s’enfle, respire. Une sirène qui souffle et flotte (3).
Ophélie ne s’exprime que par allusion, sans arrêt métonymique (4). Les fleurs métonymisent les objets des autres. Où l’être est confondu avec son qualificatif, le sujet à sa fleur. Comme un caméléon. Elle a un style patchwork, fait de pièces et de morceaux, de lambeaux de cadavres et d’esprits sans corps. Elle est pure voix désincarnée lancant autour d’elle des mots, des fleurs, des chants et des mélodies. Comme Claudius, le frère du roi qui est décrit comme l’arlequin, le bouffon portant des pièces de tissus et des morceaux d’habits, elle est faite de « shreds and patches (5) ». Ophélie est littéralement, tour à tour, telle ou telle fleur. Elle envoie mille feux, mille reflets, mille couleurs. Les êtres de cette pièce « portent leur souci », Ophélie porte leur objet. Elle en fait des guirlandes. Ces fleurs tressées lui font office de parure ou de vêtement.
A chacun sa faute, ses regrets, ses repentirs et sa grâce. Chacun porte la fleur d’une façon différente que son voisin. Chacun reçoit son signe : le signe de ce qu’il est, plus que de ce qu’il a. Chacun est désigné par ce qu’il a fait, par ses actes. L’être est attrapé par ses actes. De ce fait, l’acte n’est pas l’objet de la parole, il est représenté par sa fleur, son signe, celle qui le désigne et le montre sans le dire précisément.
Ces fleurs surgissent sur un fond vide. Le fond inconsistant du « miroir de l’eau ». Cette surface produit une sorte de décomposition spectrale des êtres. Il dissocie le chant mortel d’Ophélie, des objets des autres, en un arc-en ciel de fleurs.
Comme les violettes, elles sont là au moment où Ophélie perd son père. Elles ne sont qu’une « moitié de discours et ne portent qu’une moitié de sens (6) ». C’est le néant que l’on entrevoit dans un reflet aquatique, le chant d’une sirène que l’on entend chuchoter dans l’air sans en percevoir les mots distinctement.
Les fleurs supposent un réel difficile à nommer et qui « n’est rien », un pur néant : l’acte de les nommer.
Avant de résumer ce que j’ai pu tirer de cette pièce quand au suicide, je compte faire encore une ou deux remarques. Je ne suis pas encore au bout de mes fins, mais le terme de ces commentaires sur le suicide d’Ophélie s’approche ! Cliquer sur ce lien pour y arriver !
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1– p. 927
2– « On estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux découvertes et aux inventions de la culture, mais peut-être ont-elles quand même inventé une technique, celle du tressage et du tissage », Freud S., « Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse », Oeuvres complètes, vol. 19, Paris, France, PUF, 1995, p. 216
3– p. 928
4– La métonymie est le fait de prendre un mot par un autre. Par exemple, de désigner un bateau à voile par un « trois-mâts ».
5– p. 865
6– p. 895