Revenons au suicide d’Ophélie dans Hamlet, la pièce de Shakespeare. Je continue à suivre le texte de près, ne serait-ce que parce que Lacan l’a fait dans son séminaire Le désir et son interprétation en 1958 (Lacan J., Le séminaire, livre VI, La Martinière, juin 2013), ainsi que dans le séminaire L’angoisse en 1962. Ophélie semblait jouer le rôle d’objet du désir d’Hamlet, aussi bien que celui d’objet d’échange.
La mère d’Hamlet, Gertrude, s’est installée avec le nouveau Roi aussitôt la mort de son mari. Hamlet ne le supporte pas. Pour lui, la reine a commis un acte dégoûtant « qui efface la pudeur, qui falsifie les vœux, les serments », qui enlève « l’âme qui transforme la foi en rhapsodie de mots 1». Elle est celle qui détruit la parole pour la rabaisser au bla-bla. Il lui faudrait revêtir l’habit et la livrée de la vertu faute d’être vertueuse. Hamlet l’abjure de rejeter « la part mauvaise de son cœur, la corruption putride, pour son âme combattante (« fighting soul ) 2». En somme, Hamlet veut la maîtriser et l’éduquer. Il la dénonce, il ne supporte pas sa duplicité, il n’admet pas ses actes.
Hamlet la somme de révéler son secret et de se suicider :
« Iriez-vous cacher à un crapaud, une chauve-souris, un matou, des secrets si précieux ? Qui le pourrait ? Non, contre le bon sens et la discrétion, ouvrez la cage en osier sur le toit de la maison. Laissez les oiseaux s’envoler, et, comme le singe de la fable, pour voir ce qui va se passer, glissez-vous dans la cage, et cassez-vous le cou en tombant 3″.
Dans la note 40 de l’édition NRF, les traducteurs signalent une fable racontée par Ste Hildegarde : un singe mime l’oiseau qu’il voit s’envoler de sa cage. N’étant pas oiseau lui-même, il se casse le cou (le texte original de la fable n’aurait pas été retrouvée).
Comment comprendre la signification de cette fable ? Que veulent dire « ouvrir la cage » et « se casser le cou » ?
La signification du voeu d’Hamlet ne serait-elle pas plus complexe ? Ne fait-il que chercher le vérité et l’aveu de sa mère ?
Il n’est pas tout à fait certain que le « secret si précieux » se résume au fait que Gertrude ait tué son mari par le Roi interposé. D’ailleurs, Hamlet n’est pas fou et peut lui-même dire quelque chose de vrai.
La déclaration d’Hamlet serait-elle alors une allusion sexuelle ? Ouvrir la cage, dévoiler ses secrets et…. tomber dans la débauche (se casser le cou en tombant) !
Le secret de la reine ne serait-il pas celui de sa jouissance : comment a-t-elle pu se vautrer dans la débauche sur le lit de mort de son mari ? Hamlet ne désirerait-il pas aussi que ce secret qui ne peut être caché même à un matou, s’envole au grand jour ? Ce faisant, le secret éventé, le Roi identifié au singe de la fable (note 5 des traducteurs) se casserait alors le cou.
Il y a une autre possibilité. Le spectre du roi rôde et vole comme un oiseau. La vérité est dans les airs. La reine s’identifie à son pouvoir, en tant que le singe de la fable s’identifie à un oiseau, elle prend la place de l’oiseau dans la cage. Moyennant cette identification mortelle, elle veut jouir (de ce que le roi sait et dit à Hamlet ?). Mais, elle n’a pas la liberté aérienne de son mari défunt, donc elle se casse le cou.
Toujours est-il que Hamlet l’enjoint de laisser s’envoler ce qu’elle sait, la vérité. Ce faisant, elle se tuera. C’est quasi un prescription comminatoire. Un mort sur commande. De nouveau, la question de l’acte est posée. Le doute pourrait réapparaitre. Que nous pouvons de nouveau résoudre en constatant à quel point Ophélie consent à cet ordre d’Hamlet.
Comme l’indique Lacan, plus le sujet s’inscrit dans le signifiant, plus il s’y perd. Plus le sujet s’abolit, plus il se fait signe :
« Plus le sujet s’affirme à l’aide du signifiant comme voulant sortir de la chaîne signifiante, et plus il y entre et s’y intègre, plus il devient lui-même un signe de cette chaîne. S’il s’abolit, il est plus signe que jamais. La raison en est simple – c’est précisément à partir du moment où le sujet est mort qu’il devient pour les autres un signe éternel, et les suicidés plus que d’autres 4 ».
Se casser le cou, c’est ce que fera Ophélie dans la réalité. Ophélie fait-elle ce que sa mère la reine, devrait faire aux yeux d’Hamlet ? C’est ce que nous allons examiner dans le prochain numéro.
______________________________________
1- p. 861
2- p. 869
3- p. 873
4- Lacan J., Les formations de l’inconscient, séance du 12 02 1958