Un suicide à retardement : le Nathanaël de Freud

Nathanaël rencontre l’homme au sable à trois reprises. A chaque fois, il en est effrayé. A la troisième, il se jette du haut d’une tour et se fracasse le crâne.

Pourquoi Nathanaël ne se suicide-t-il qu’à la troisième rencontre ? Et pas à la première ou à la deuxième ?

Le suicide de Nathanaël n’est pas souvent cité par les psychanalystes. Le commentaire de Freud est pourtant aussi célèbre que son « Deuil et mélancolie ». Qui n’a pas entendu parler d’inquiétante étrangeté ?

Dans son petit essai, « L’inquiétante étrangeté[1] », Freud commente la nouvelle de Hoffman, « L’homme au sable [2] ».

Freud y voit le motif de la « répétition du même » : la même figure apparaît et déclenche l’angoisse. Cette figure, Freud l’inscrit dans une série paternelle. Elles s’enchainent subtilement sur la base d’un nom propre : ce lui de l’avocat Coppelius[3]. La série continue avec l’opticien Coppola et le professeur Spalanzani. L’angoisse de Nathanaël est de perdre ses yeux que Freud équivaut à la castration. La série paternelle incarne l’agent de la castration.

La bonne de Nathanaël est repérée dès le départ comme un substitut maternel. La série maternelle comporte : la mère de Nathanaël, la bonne qui raconte l’histoire de l’homme au sable et Clara, la fiancée de Nathanaël. Dans le texte de Hoffman, Clara est un double de Nathanaël. Tous les deux ont perdu leur père.

Freud souligne la nature narcissique de l’amour de Nathanaël pour la poupée Olimpia. Olimpia est son double.

A la première rencontre, Nathanaël perd connaissance. Il est malade plusieurs jours. A la deuxième, il devient fou et il est hospitalisé. A la troisième, il devient fou de la même façon, mais il se défenestre.

Il y a peut-être plusieurs façons de creuser la question du suicide de Nathanaël. On peut tenter de préciser plus finement les caractères de la défenestration. L’idée, c’est que la troisième scène apporterait un élément déclenchant supplémentaire et qui serait absent des deux premières. On peut aussi chercher ce qui est mortel dans la répétition des trois scènes. Dans ce cas, le suicide serait le dernier acte d’une pièce tragique et il existe une instance qui menace dès le début. Il y aurait une faille suicidaire initiale qui déclenche un suicide à retardement.

Il nous faut donc reprendre chaque moment d’effroi.

Quelles sont les séries en présence ?

Dans la première scène, Nathanaël épie la visite de l’avocat à son père derrière un rideau. L’avocat réclame les yeux et fait mine de prendre les cendres de la cheminée pour les jeter dans les orbites de Nathanaël, puis d’en extraire les yeux et les jeter dans la cheminée. Son père le défend et l’avocat s’en va sans rien. Par contre, on sait que la bonne a raconté la fable de l’homme au sable. La mère et la bonne sont hors de la scène.

Dans la deuxième scène, Nathanaël observe la scène avec des yeux, une longue-vue donnée par l’opticien. Il voit la poupée Olimpia dont il tombe amoureux alors que sa fiancée Clara est absente de la scène. Nathanaël apprend que l’opticien a fabriqué l’automate avec le professeur Spalanzani. L’opticien réclame les yeux, il prend le corps de l’automate en laissant les yeux au professeur. Les yeux sont déplacés. Dans la première scène, ce sont ses propres yeux, dans la deuxième ce sont ceux de la poupée. Les yeux de Nathanaël sont sous son regard.

Dans la troisième, Nathanaël observe la place en bas de la tour avec la même lunette de l’opticien. Clara est à côté de lui. Il voit apparaître Coppelius. Là, il ne s’agit pas de prendre les yeux que ce soit ceux de Nathanaël ou ceux de Olimpia. La vue de Coppelius n’est qu’un simple rappel. Les yeux ne sont plus sous le regard de Nathanaël. Par contre, Nathanaël est sous le double regard de Clara et Coppelius.

Si incrémentation il y a, c’est celle de la position des yeux et la présence du regard de l’équivalent maternel. Cette position des yeux diffère d’une scène à l’autre. Nathanaël les porte dans la première et la deuxième. Ils sont sous son regard dans la deuxième.

L’équivalent maternel est absent de la première scène. Dans la deuxième, cet équivalent maternel est aussi absent, mais l’automate suscite la passion de Nathanaël et Olimpia est sous son regard. Dans la troisième, l’équivalent maternel est à ses côtés. Quand Nathanaël se jette dans le vide, il passe sous le regard de Clara.

Le regard s’inverse de la première à la troisième. Absent à la 1ère, sous celui de Nathanaël dans la 2ème, c’est Nathanaël qui passe sous le regard dans la 3ème.

Hypothèse

Une hypothèse : ce qui empêche le suicide dans la première et la deuxième scène ne serait-il pas le fait qu’elles se déroulent sous le regard de Nathanaël ? Ou le fait que les yeux ne se trouvent pas sous le regard de l’équivalent maternel ?

Le passage à l’acte de Nathanaël est comme un suicide à retardement. Il est présent dès le début. Nathanaël s’évanouit. La mèche est allumée et elle progresse jusqu’à l’explosion sur la tour.


[1] – Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, folio essais, 93, Gallimard, Paris, 1985

[2] – Hoffman ETW, Contes fantastiques, II, GF Flammarion, Paris, 1980

[3] – Mot dont la racine latine évoque la coupelle des yeux.

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