Le désir et son interprétation

Lacan J., le séminaire livre VI
(Extraits de la version ALI)
Leçon du 11 mars 1959

« Et, le prenant littéralement à genoux et à sa merci, sans être vu par le roi, Hamlet a la vengeance à sa portée. C’est là qu’il s’arrête avec cette réflexion: est-­ce qu’en le tuant maintenant il ne va pas l’envoyer au ciel, alors que son père a beaucoup insisté sur le fait qu’il souffrait tous les tourments d’on ne sait pas très bien quel enfer ou quel purgatoire ? Est-ce qu’il ne va pas l’envoyer droit au bonheur éternel ? C’est justement ce qu’il ne faut pas que je fasse…

C’était bien l’occasion de régler l’affaire, et je dirai même que tout est là, de « To be or not to be » qui, je vous l’ai introduit la dernière fois, ce n’est pas pour rien, est essentiel à mes yeux; l’essentiel est là en effet tout entier, je veux dire qu’en raison du fait que ce qui est arrivé au père, c’est justement ceci de venir nous dire qu’il est figé à tout jamais dans ce moment: cette barre tirée au bas des comptes de la vie fait qu’il reste en somme identique à la somme de ses crimes. C’est là aussi ce devant quoi Hamlet s’est arrêté avec son « Tobe or not to be ». Le suicide, ce n’est pas si simple. Nous ne sommes pas tellement en train de rêver avec lui à ce qui se passe dans l’au-delà, mais simplement ceci, c’est que de mettre le point terminal à quelque chose n’empêche pas que l’être reste identique à tout ce qu’il articulait par le discours de sa vie, et que là il n’y a pas de « Tobe or not to be », que le « Tobe », quoi qu’il en soit, reste éternel.

Et c’est justement pour lui aussi, Hamlet, être confronté avec cela, c’est-à-dire n’être pas purement et simplement le véhicule du drame, celui à travers lequel passent les passions, celui qui, comme Étéocle et Polynice, continue dans le crime ce que le père a achevé dans la castration; c’est parce que justement, il se préoccupe du « To be » éternel dudit Claudius que, d’une façon tout à fait cohé­rente en effet, à ce moment là, il ne tire même pas son épée du fourreau.

Ceci est en effet un point clef, un point essentiel. Ce qu’il veut, c’est attendre, surprendre l’autre dans l’excès de ses plaisirs, autrement dit dans sa situation toujours par rapport à cette mère qui est là le point clef, à savoir ce désir de la mère, et qu’il va avoir en effet avec la mère cette scène pathétique, une des choses les plus extraordinaires qui puisse être donnée, cette scène où est montré à elle-même le miroir de ce qu’elle est, et où, entre ce fils qui incontestablement aime sa mère comme sa mère l’aime – ceci nous est dit – au-delà de toute expres­sion, se produit ce dialogue dans lequel il l’incite, à proprement parler, à rompre les liens de ce qu’il appelle ce monstre damné de l’habitude: « Ce monstre, l’accoutumance, qui dévore toute conscience de nos actes, ce démon de l’habi­tude est ange encore en ceci qu’il joue aussi pour les bonnes actions. Commence à te déprendre. Ne couche plus (tout cela nous est dit avec une crudité mer­veilleuse) avec le Claudius, tu verras ce sera de plus en plus facile », c’est là le point sur lequel je veux vous introduire ».

Leçon du 8 avril 1959
« Et c’est quand même à l’heure d’Ophélie aussi, à l’heure de son suicide, que cette tragédie va trouver son terme, dans un moment où Hamlet, qui vient semble-t-­il d’apercevoir que cela n’est pas difficile de tuer quelqu’un, « le temps de dire one », il n’aura pas le temps de faire ouf ».
Leçon du 22 avril 1959

« Il s’agit bien de cela, c’estàdire d’une transformation de la formule ($<>phi) et sous la forme du rejet, est démontré, une fois que vous vous en êtes aperçu, par tout à fait autre chose que par l’étymologie du nom Ophélie.

La conception est une bénédiction, dit Hamlet à Polonius, mais prenez garde à votre fille. Tout le dialogue avec Ophélie montre bien que la femme est ici conçue uniquement comme le porteur de cette turgescence vitale qu’il s’agit de maudire et de tarir. Comme l’usage sémantique le montre, une nunnery peut aussi bien à l’époque désigner un bordel. D’autre part, le rapport entre le phallus et l’objet se désigne également dans l’attitude d’Hamlet avec Ophélie lors de la play scene.
Là, il est devant sa mère, comme luimême le souligne en disant à celle-ci. Ily a ici un métal qui m’attire plus que vous, et c’est pourquoi il va situer sa tête entre les jambes d’Ophélie, en le lui demandant expressément Lady, shall I lie in your lap ? Le rapport phallique de l’objet du désir est clairement indiqué à ce niveaulà.

Je ne trouve pas superflu d’indiquer encore, puisque l’iconographie en a fait un tel état, que, parmi les fleurs avec lesquelles Ophélie va se noyer, il est expressément mentionné que les dead men’s fingers dont il s’agit sont désignées d’une façon plus grossière par les gens du commun. Cette plante est l’orchis mascula, et elle a quelque rapport avec la mandragore, et donc avec l’élément phallique. J’ai cherché ces dead men’s fingers dans le New English Dictionary, mais j’ai été très déçu car, encore que le nom soit cité en référence au terme finger, il n’y a aucune mention de ce à quoi Shakespeare fait allusion par cette appellation » (p. 381).

Leçon du 24 juin 1959

« Nous l’avons dit, la métonymie du névrosé est essentiellement constitué par ceci: c’est qu’il ne l’est, à la limite, c’est-à-dire en un point qu’il atteindra dans la perspective fuyante de ses symptômes, que pour autant qu’il ne l’a pas, le phal­lus, et c’est ce qu’il s’agit de ne pas révéler. C’est-à-dire que nous rencontrerons chez lui, à mesure que l’analyse progresse, une croissante angoisse de castration ».

(…)

« Pour le pervers, la conjonction se fait, qui unit en un seul terme, en introduisant cette légère ouverture que per­met une identification à l’autre tout à fait spéciale, qui unit en un seul terme le « il l’est » et « il l’a ». Il suffit pour cela que cet « il l’a » soit en l’occasion « elle l’a » – c’est-à-dire l’objet de l’identification primitive. Il l’aura, le phallus, l’objet d’identification primitive, qu’il se soit, cet objet, transformé en fétiche dans un cas ou en idole dans l’autre ».

(…)

« Ce que le sujet n’est pas, son objet idéal l’est. Bref un certain rapport naturel est pris comme matière de cette fente subjective qui est ce qu’il s’agit de symboliser dans la perversion comme dans la névrose. Il est le phallus, en tant qu’objet interne de la mère, et il l’a dans son objet de désir. Voilà à peu près ce que nous voyons chez l’homosexuel masculin.

Chez l’homosexuelle féminine, souvenez-vous du cas articulé par Freud, et que nous avions ici analysé en comparaison avec le cas de Dora. Que se passe­t-il au tournant où la jeune patiente de Freud se précipite dans l’idéalisation homosexuelle ? Elle est bien le phallus, mais comment ? En tant qu’objet interne de la mère aussi. Et ceci se voit d’une façon très nette quand au sommet de la crise, se jetant par-dessus la barrière du chemin de fer, Freud reconnaît que dans ce niederkommen, il dit qu’il y a quelque chose qui est l’identification à cet attri­but maternel. Elle se fait l’être dans ce suprême effort de don à son idole qu’est son suicide. Elle choit comme objet, pourquoi ? Pour lui donner ce qui est l’objet de l’amour, lui donner ce qu’elle n’a pas, la porter au maximum de l’idéa­lisation, lui donner ce phallus objet de son adoration auquel l’amour homo­sexuel pour cette personne singulière qui est l’objet de ses amours, s’identifie. – Si nous essayons de porter ceci à propos de chaque cas, si nous faisons dans chaque cas un effort d’interrogation, nous retrouverons là ce que je prétends avancer comme une structure ».

(…)

« le phallus est l’élément signifiant essentiel pour autant qu’il est ce qui surgit de la mère comme symbole de son désir, ce désir de l’Autre qui fait l’effroi du névrosé, ce désir où il se sent courir tous les risques ».

 

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