Lacan, le suicide et le sinthome ?

Dans son séminaire sur le sinthome, Lacan évoque le cas d’un personne rencontrée en présentation de malade. Ce dernier estimait que ses réflexions les plus intimes étaient connues de tous, ce qui l’affolait et l’avait décidé à se suicider. Car, il n’avait plus de secret, ni de « réserve ». Lacan estime que James Joyce présentait ce style de télépathie. Lacan en voit la preuve dans le fait qu’il suppose cette télépathie à sa fille, « prolongeant » ainsi son sinthome vers une elle.
Voici la citation du passage en question :
Lacan, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 94-97
« Je me suis permis la dernière fois de définir comme sinthome ce qui permet au nœud à trois, non pas de faire encore nœud à trois, mais de se conserver dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois. (…)
Joyce a un symptôme qui part de ceci que son père était carent, radicalement carent – il ne parle que de ça. J’ai centré la chose autour du nom propre, et j’ai pensé – faites-en ce que vous voulez, de cette pensée – que c’est de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation de la carence paternelle. (…)
Il se trouve que, vendredi dernier, à ma présentation de quelque chose que l’on considère généralement comme un cas, j’ai eu un cas, de folie assurément, qui a commencé par le sinthome paroles imposées.
C’est tout au moins ainsi que le patient articule lui-même ce quelque chose qui paraît tout ce qu’il y a de plus sensé dans l’ordre d’une articulation que je peux dire être lacanienne. Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons nous sont, en quelque sorte, imposées?
C’est bien en quoi ce que l’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. Comment y en a-t-il qui vont jusqu’à le sentir? Il est certain que là-dessus Joyce nous donne un petit soupçon.
Je n’ai pas parlé la dernière fois de sa fille, dans le dessein de ne pas donner dans ce que l’on peut appeler la petite histoire. Cette fille, Lucia, puisqu’il a donné à ses enfants des noms italiens, vit encore. Elle est en Angleterre, dans une maison de santé. Elle est ce que l’on appelle couramment une schizophrène.
La chose m’a été rappelée lors de ma dernière présentation de cas, en ceci que le cas que je présentais avait subi une aggravation. Après avoir eu le sentiment que je considère, quant a moi, comme sensé – de paroles qui lui étaient imposées, le patient a eu le sentiment qu’il était affecté de ce qu’il appelait lui-même télépathie. Ce n’était pas ce qu’on appelle couramment de ce mot, à savoir d’être averti de choses qui arrivent aux autres, c’était que tout le monde était averti de qu’il se formulait lui-même à part lui, à savoir ses réflexions les plus intimes, et tout à fait spécialement les réflexions qui lui venaient en marge des fameuses paroles imposées.
Il entendait quelque chose comme sale assassinat politique par exemple, ce qu’il faisait équivalant à sale assistanat politique. On voit bien que le signifiant se réduit là à ce qu’il est, à l’équivoque, à une torsion de voix. À sale assistanat ou sale assassinat dit politique, il se disait à lui-même quelque chose en réponse, qui commençait par un  » mais  »  et qui était sa réflexion à ce sujet. Ce qui le rendait tout à fait affolé, c’était la pensée que ce qu’il se faisait comme réflexions en plus de ce qu’il considérait comme des paroles qui lui étaient imposées était aussi connu de tous les autres.
Il était donc, comme il s’exprime, télépathe émetteur. Autrement dit, il n’avait plus de secret, plus rien de réservé. C’est cela même qui lui avait fait commettre une tentative d’en finir, ce que l’on appelle une tentative de suicide, qui était aussi bien ce pour quoi il était là, et ce pour quoi j’avais en somme à m’intéresser à lui.
Ce qui me pousse aujourd’hui à vous parler de Lucia est très exactement ceci, à savoir que Joyce, qui l’a défendue farouchement contre la prise des médecins, n’articulait qu’une chose, c’est qu’elle était une télépathe. Dans les lettres qu’il écrit à son propos, il formule qu’elle est beaucoup plus intelligente que tout le monde, qu’elle l’informe – miraculeusement est le mot sous-entendu – de tout ce qui arrive à un certain nombre de gens, que pour elle ces gens n’ont pas de secrets.
N’y a-t-il pas là quelque chose de saisissant ? Non pas du tout que je pense que Lucia fût effectivement une télépathe, qu’elle sût ce qui arrivait à des gens sur lesquels elle n’avait pas plus d’informations qu’une autre. Mais que Joyce lui attribue cette vertu sur un certain nombre de signes, de déclarations, que lui entendait d’une certaine façon, c’est bien là où je vois que pour défendre, si l’on peut dire, sa fille, il lui attribue quelque chose qui est dans le prolongement de ce que j’appellerai momentanément son propre symptôme.
Il est difficile de ne pas évoquer à propos du cas de Joyce mon propre patient, tel que cela avait commencé chez lui. À l’endroit de la parole, on ne peut pas dire que quelque chose n’était pas, à Joyce, imposé.
Dans l’effort qu’il fait depuis ses premiers essais critiques, puis ensuite dans le Portrait de l’artiste, enfin dans Ulysses, pour terminer par Finnegans Wake, dans le progrès en quelque sorte continu qu’il a constitué son art, il est difficile de ne pas voir qu’un certain rapport à la parole lui est de plus en plus imposé – à savoir, cette parole qui vient à être écrite, la briser, la démantibuler – au point qu’il finit par dissoudre le langage même, comme l’a noté fort bien Philippe Sollers, je vous l’ai dit au début de l’année. Il finit par imposer au langage même une sorte de brisure, de décomposition, qui fait qu’il n’y a plus d’identité phonatoire.
Sans doute y a-t-il là une réflexion au niveau de l’écriture. C’est par l’intermédiaire de l’écriture que la parole se décompose en s’imposant comme telle, à savoir dans une déformation dont reste ambigu de savoir s’il s’agit de se libérer du parasite parolier dont je parlais tout à l’heure, ou au contraire de se laisser envahir par les propriétés d’ordre essentiellement phonémique de la parole, par la polyphonie de la parole.
Quoi qu’il en soit, en raison de ce malade dont je considérais le cas la dernière fois que j’ai fait à Sainte-Anne ce que l’on appelle ma présentation, le fait que Joyce articule à propos de Lucia, pour la défendre, qu’elle est une télépathe me paraît certainement indicatif de ce dont Joyce témoigne en ce point même que j’ai désigné comme étant celui de la carence du père.
Ce que je supporte du sinthome est ici marqué d’un rond de ficelle, censé par moi se produire à la place même où, disons, le tracé du nœud fait erreur.
Il nous est difficile de ne pas voir que le lapsus est ce sur quoi se fonde en partie la notion de l’inconscient.
Le mot d’esprit en est aussi, mais il est à verser au même compte, si je puis dire, car il n’est pas impensable après tout qu’il résulte d’un lapsus. C’est tout au moins ainsi que Freud lui-même l’articule, en disant que c’est un court-circuit, une économie au regard d’un plaisir, d’une satisfaction. Que ce soit à la place où le nœud rate, où il y a une sorte de lapsus du nœud lui-même, est bien fait pour nous retenir ».

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