Le théâtre et la littérature japonaise regorgent d’ouvrages racontant des récits de suicide de couple amoureux, un suicide appelé shinju. Citons le recueil de Shohoken qui témoigne de la sympathie des auteurs japonais à l’égard des amants désespérés1, ou encore, les Contes d’amour des samouraïs, par Saikaku2.
Pringuet3 s’est intéressé à cet aspect de la culture japonaise. Ces récits sont marqués par des traits précis. Qui sont autant de constantes de la trame dramatique de ces histoires. Ce sont le plus souvent des amours contrariés par les familles. Des versions japonaises de Roméo et Juliette.
Pringuet met en évidence certains de ces traits qui s’avèrent utiles pour l’approche du suicide.
Je relève ainsi l’espoir placé en un au-delà de la mort sur fond de bouddhisme appliqué à l’amour, une éthique commune à l’amour et aux samouraïs, la menace que l’amour fait peser sur la langue, le refus de dire la vérité en mots pour la remplacer par l’acte suicidaire, et enfin, la gratuité totale de l’acte dans un idéal de pureté de la passion.
En somme, le suicide amoureux japonais reprend l’éthique des samouraïs au compte de l’amour.
1- D’abord, l’espoir d’échapper aux rigueurs et aux conventions de la société japonaise. Le couple amoureux espère un libération en un au-delà de la mort : « S’ils vivaient, ils ne pourraient rester unis, mais s’ils mouraient ensemble, sereinement, ils n’auraient rien à craindre de personne, ils prirent entre époux leur résolution, et tombèrent sous le même fer » (Le Shamisen de la haine, Shinju Okagami , I, 4, page 179). Cette volonté de s’affranchir de l’ordre moral, exprimée par les amants, rencontra une opposition farouche. « On voulu décourager le désespoir des amants : un édit du bakufu fut promulgué en 1722, qui interdisait le Shinju, l’assimilait à l’assassinat et le punissait du refus de sépulture 4».
2- Il y a une étroite ressemblance entre la dignité de l’acte suicidaire amoureux et celle de l’acte du samouraï. Dans les deux cas, se trouve la même exaltation de l’honneur. Un honneur combattant l’ordre moral, à l’occasion. « La société nippone s’en est alarmée. En 1712, le bakufu publia un décret interdisant la représentation des suicides amoureux, mais comme les théâtres faisaient difficulté pour renoncer à cette source d’émotion et de recettes, on transigea, on se borna à interdire l’emploi du mot Shinju dans les titres des pièces à l’affiche5 ».
3- Non seulement le suicide amoureux menace l’ordre social mais aussi la langue en elle-même. Pringuet remarque en effet que la lutte contre l’idéalisation de ce genre d’éthique amoureuse, se retrouve sur le terrain de la graphie japonaise. « On pris soin d’éviter le mot Shinju. La graphie réunit côte à côte deux signes : cœur et intérieur dans le signe chû. Il leur paraissait inadmissible qu’on pût, par un hasard de l’écriture, supposer quelque ressemblance entre une vertu cardinale et une pratique déplorable. Un hasard ? Non. L’écriture donnait à voir ce qu’il ne voulait pas comprendre : le Shinju ouvre le fond du cœur, sa force lui vient de la volonté loyale et fidèle. Chû est l’honneur vécu dans les relations de combat, dans le service du guerrier – Shinju est l’honneur des relations amoureuses où la femme se sent appelée au dévouement. Elle y met sa bravoure. Il n’y a pas moins de périls, ni moins de grandeur peut-être, à bien aimer qu’à bien combattre, et la mort volontaire des amants le prouve, comme le seppuku des guerriers. Les vertus ne sont pas toutes là où les lettrés veulent qu’elles soient. On inventa des termes plats, pédants : joshi, mort passionnelle, aiotai jini, mort mutuelle – mais on ne réussit pas à supplanter Shinju, qui resta inscrit dans le cœur de tous, avec son cortège de larmes et son lyrisme funèbre. À cette profondeur que les décrets n’atteignent pas 6». Le refoulement se trouve dans la chose refoulée elle-même. Comme l’a indiqué Freud dans La Gradiva. On a beau bannir certains mots, la chose refoulée revient quand même.
4- L’évasion à deux est rendue possible par un profond scepticisme à l’égard du discours et du verbe. L’acte suicidaire est chargé de poser le vrai de la relation amoureuse. C’est-à-dire l’authenticité de la passion de ces couples. « Le fils a tenté de vivre et d’échapper à l’arbitraire. N’aurait-il pas dû demander à son père un entretien ? Mais il sait que les explications nourrissent les malentendus : son silence témoigne d’un scepticisme à l’égard de la parole, où l’on peut reconnaître un trait profond de la culture japonaise. L’Occident, selon sa double source gréco-romaine et judéo-chrétienne, conçut l’appréhension du vrai soit comme logique, dialectique, rhétorique, soit comme promesse, écriture, prophétie – mais en faisant toujours dans l’un et l’autre cas pleine confiance au verbe explicite : formule doctrinale, textes juridiques, dialogues d’idée, témoignages, confessions, discours, déclarations. Le Japon ne confia le soin de poser le vrai qu’à l’acte même, dont la parole, étant de convention, risque d’affaiblir la clarté. Ce n’est pas que la trame verbale ne puisse rien révéler – mais par allusion, d’un trait tacite, oblique, imprévu. La vérité ne se laisse pas prendre aux mots mêmes, elle se glisse entre eux, à l’envers de ce qu’ils disent, dans les interstices et dans les accrocs : intuition freudienne que le Japon, par toute une pratique de l’implicite, semble avoir préparé. Nul culture ne fut aussi attentive au code, jusqu’à étendre leur empire à tous les aspects de la vie – mais nulle non plus ne fut aussi blasée à leur endroit, ne les prenant jamais que pour les artefacts qu’ils sont. À quoi bon tenter de se justifier dans des énoncés dont aucun autre énoncé ne peut jamais garantir la validité ? C’est à l’acte seul que va revenir la tâche de faire savoir ce qui fut. Le fils trouve en mourant son désintéressement méconnu. Paradoxe de la mort volontaire : ne peut-on qu’en cessant d’être s’assurer de ce qu’on était7 ? ». La vérité est coupée du verbe, elle est accolée à l’acte. L’acte implique la vérité par métonymie. Nous dirions de nos jours que l’acte se dégageant du signifiant métonymise le réel.
5- S’il n’y a pas de mot pour dire l’amour japonais dans le cas de ces suicides à deux, il ne peut alors y avoir de valeur de l’acte. L’acte a un aspect vain et gratuit dans la mesure où il se trouve hors calcul, hors du rationnel et de l’utile. « Il faut mourir sans haine – en souriant8 ». « La plus navrante des vérités est l’innocence dernière de tout, la gratuité de la douleur, et d’abord de l’amour qui, sans qu’on sache pourquoi, enflamme et s’éteint comme la vie ». « On souffre, on aime, on meurt – pour rien, comme on naquit9 ? »
Le suicide à deux, similaire dans ses effets au souffle d’air de la déflagration d’une bombe, porte atteinte au verbe, aux codes, aux conventions et aux usages. Devant l’impuissance du verbe à établir un code moral efficace dans la lutte contre le shinju, le suicide permet au couple d’affirmer son existence par la métonymie de son acte, dans une authenticité hors langage.
Nous pourrions dire que le shinju institue, fugacement certes, un rapport qui ne serait pas du semblant. Voilà pourquoi l’analyse de Pringuet a quelque chose de pertinent pour la psychanalyse.
Les autres commentaires de Pringuet :
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1 – publié en 1704, 17 récits composant, dans leur diversité, le « grand miroir des amoureux » : Shinju Okagami
2 – Paris, éditions Stendhal, 1927, traduits par Ken Sato, ce sont des récits de samouraïs poussés par l’amour d’un de leurs camarades au meurtre et au suicide
3 – Pringuet M., La mort volontaire au Japon, Tel Gallimard, 185, Paris, 1984, p. 146
4 – Pringuet, Ibid, p. 196
5 – Pringuet, Ibid, p. 202
6 – Pringuet, Ibid, p. 204
7 – Pringuet, Ibid, p. 179-180
8 – Pringuet, Ibid, p. 210
9 – Pringuet, Ibid, p. 200