La source du désir de la mort se trouve dans le malaise du sevrage….

Dans un texte précoce, « La famille : le complexe, facteur concret de la psychologie familiale. Les complexes familiaux en pathologie » (1938, paru dans Autres écrits), Jacques Lacan aborde la psychogenèse du suicide.

Lacan distingue quatre formes de suicide : « les conduites forcées », le « suicide primordial non-violent » et les « réactions-suicide au masochisme primordial » et le suicide comme « comportement d’identification » dans la « névrose d’auto-punition ».

Dans ce texte, la fonction imaginaire est prévalente et les mécanismes d’identification sont essentiels. Le passage à l’acte suicidaire peut se produire à tous les stades d’élaboration de l’objet. C’est ce que nous allons examiner à travers les diverses étapes du développement normal de l’enfant.

Un rapport à l’autre spectaculaire

Ce texte s’appuie largement sur la dimension imaginaire. « Spectaculaire », en référence au « spéculaire » que Lacan vient d’exposer dans sa conférence sur le « stade du miroir ».

Côté sujet, l’autre n’est d’abord qu’une image. Quand les enfants sont « confronté », mis l’un face à l’autre, ils ont des réactions dont la valeur est variable : parade, séduction ou despotisme. Mais, il ne faut pas croire que cette réaction est un conflit entre deux individus. C’est un conflit « dans chaque sujet ». Un conflit entre « deux attitudes opposées et complémentaires » qui divise le sujet.

« Qu’on s’arrête un instant à l’enfant qui se donne en spectacle et à celui qui le suit du regard : quel est le plus spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant qui prodigue envers un autre ses tentatives de séduction : où est le séducteur ? Enfin, de l’enfant qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce et de celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on se demande quel est le plus asservi ? ».

Chaque situation s’inverse dans le miroir de l’autre. Le séducteur est séduit, le paradeur est paradé, le dominateur est dominé. Chacun de ces enfants confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui (sur cette base imaginaire).

Dans ce conflit, l’autre n’y est pour ainsi dire pour rien, « une participation proprement insignifiante de cet autre », dit Lacan. L’autre n’y participe qu’en tant qu’image. « C’est dire que l’identification, spécifique des conduites sociales, à ce stade, se fonde sur un sentiment de l’autre », et sur l’image que l’enfant s’en fait. L’initiative et le choix se trouvent du côté du sujet.

Les conduites « discordantes » de l’enfant

L’enfant peut « soutenir ce rapport » et « vivre alors toute la situation à lui seul, comme le manifeste la discordance parfois totale entre leurs conduites ».

Ces conduites « discordantes » signalent l’inconscient pour les analystes.

Les « névroses de destinée, se manifestent par toute la gamme des conduites d’échec, d’inhibition, de déchéance, où les psychanalystes ont su reconnaître une intention inconsciente », Lacan.

Et c’est cette « intention », tendre vers quelque chose, que l’analyste va tenter de déchiffrer. Cette « intention » déterminera la « conduite » de l’enfant, qui est la base de la définition du complexe : l’ensemble des réactions (de l’enfant) « depuis l’émotion jusqu’à la conduite adaptée à l’objet ».

Selon le stade du développement, le sujet se trouve dans une « activité 1» distincte qui donnera à l’imaginaire une fonction différente : processus, tendance ou forme.

  • Processus : l’imaginaire est l’agent qui permet la bascule du sujet dans l’autre, comme dans un miroir. Le sujet passe un cap grâce à l’imaginaire.
  • Tendance : le sujet est porté vers l’autre à partir d’éléments imaginaire comme dans la séduction.
  • Forme : le désir du sujet s’exprime sous une forme imaginaire, être vu ou pas de l’autre.

Remarquons l’importance de cette construction lacanienne. Elle reprend les trois relations imaginaires (de séduction, parade et domination) pour les articuler à trois conduites (processus, tendance et forme). La fonction de l’imaginaire est à chaque fois différente.

Cet imaginaire, dans l’état où il se trouve, processus, tendance ou forme, sera érotisé. A ce titre, il subira le refoulement qui sera donc marqué par les éléments imaginaires tels qu’ils se trouvent au moment de ce refoulement. Ce sont ces éléments imaginaires qui manqueront au sujet et vont créer « un défaut à la synthèse du moi 2».

Dès lors, le sujet ne cessera de chercher à rétablir son unité, à « recoller » les parties disjointes.

Se composer et se constituer

La division du sujet est nécessaire à « l’introduction » du symptôme. Le « défaut » imaginaire sera « exprimé » par le symptôme. Ce défaut imaginaire et le symptôme seront « composé » dans « la nécessité primordiale de fuir l’angoisse ».

En montrant cela, la psychanalyse « dépasse l’analyse clinique de Janet » : elle démontre que la névrose est « une lutte spécifique contre l’angoisse » que provoque ce « défaut ».

Par la suite de son enseignement, Lacan ne va plus restreindre ce sur quoi s’applique le refoulement, au seul imaginaire3. Il abandonnera « la synthèse du moi », bien trop mythique, pour garder l’idée de la division. Le « défaut » sera décliné en plusieurs sortes de manque.

Il demeure l’idée de lier les conduites « sociales » de l’enfant et leur érotisation, à son « activité existentielle » en vue de sa construction en tant que sujet. L’enfant se « compose 4» et se « constitue », dit-il.

La dysharmonie dans l’Autre

Lacan articule le manque (imaginaire, le « défaut » du côté du sujet) à un autre manque se trouvant dans l’Autre. Car, il existe une faille dans l’Autre, que Lacan qualifie de « dysharmonie du couple parental ». Car, l’enfant a une perception « très sûre » du « sens névrotique » des « barrières névrotiques » qui séparent ses parents.

Lacan évoque la sexualité de la mère qui paraît problématique. Elle est dite « frigide », « excessivement tendre » ou « cruellement sèche ».

A cela répond une « anomalie corrélative » de la sexualité du père et dont il ne faut pas oublier de tenir compte, dit Lacan.

Ce jeu entre les deux troubles de l’un et de l’autre, constitue le « cercle vicieux » de la famille.

Dès lors, la sexualité des parents est « dérivée » sur l’enfant, ce qui subvertit la nature de ses relations avec eux. Il s’agit de libido et de jouissance, certes. Mais, celle-ci est mal placée. Au lieu de se loger dans le partenaire, elle se place dans l’enfant qui la polarise. Elle est « dérivée ».

Lacan articule cette « dysharmonie » à la « prévalence » que gardera le « complexe de sevrage », qu’il ne parvient pas à dépasser.

« Le sujet sera condamné à répéter indéfiniment l’effort du détachement ».

De même, pour les autres névroses et psychoses, il s’agira pour le moi de faire un effort pour retrouver une unité. Un moi qui viendrait colmater une faille symbolique qui se trouve chez les parents. Et cet « effort » est « névrosant ».

L’enjeu étant de savoir comment l’enfant va-t-il s’identifier dans tout ça. Nous en avons trouvé cinq dans ce texte : le détachement, la capture, l’identification au point qui fait échec et l’identification à la mère. L’enfant aura devant lui ces solutions entre lesquelles il aura à choisir.

Se détacher

La première solution qui s’offre à l’enfant placé devant la « dysharmonie sexuelle » de ses parents, c’est de tenter de ne pas s’y identifier, de s’en « détacher ». C’est « un effort » que l’enfant devra produire.

C’est donc de ce type de « cercle vicieux de la famille » que l’enfant tente de se détacher. Et l’enfant peut répéter cette tentative à plusieurs reprises dans sa vie.

Ce point de vue de la psychanalyse permet de donner une signification à de nombreux passages à l’acte des enfants. Lacan les dénomment sous le terme de « conduites forcées actuelles » : « fugues », « impulsions vagabondes », « ruptures chaotiques ». L’enfant est soumis aux « instances létales » de ces « conduites forcées 5».

Rester captif

Une deuxième solution, consiste à ne pas se détacher du « cercle vicieux de la famille ». Un « détachement » suppose la possibilité d’une « capture » de l’enfant dans son propre imaginaire. A défaut de tenter un détachement, il peut rester captif.

Dans le cas où l’enfant reste captif, son développement stagne, il tombe dans la « consomption », le « suicide non violent ». Il tombe dans les « névroses orales ou digestives » (anorexie), l’ hypocondrie ou la « stagnation des liens domestiques ». Les membres de la famille restant « agglutinés par leurs « maladies imaginaires », en un « noyau isolé dans la société ». L’enfant est aussi soumis aux « forme narcissiques » de ces répétitions. C’est une véritable « tendance psychique à la mort » à laquelle le sujet « s’abandonne ». Lacan fait du « malaise du sevrage humain la source du désir de la mort ».

Dans les décompensations psychotiques, le sujet revient à la problématique de la constitution de l’objet. Dans ces situations, l’objet n’est plus échangeable, il « reste irréductible à aucune équivalence », il ne se « subjective » pas, il devient un « reproche vivant », exprimant son « intention répressive », sous les traits d’une « menace réelle » ou faisant « intrusion », etc…. alors, le sujet réagit par le suicide, la « réaction-suicide » analogue au « masochisme primordial », estime Lacan…..

Un autre objet

Dans la jalousie, l’enfant se trouve devant un choix analogue. Mais, il est moins directement affronté au « cercle vicieux » de sa famille. La répétition de ce choix démontre « la prévalence du complexe de sevrage ». L’enfant peut : soit rester dans la capture imaginaire, soit s’en détacher.

Le moi se constitue en même temps que l’autre imaginaire, « dans le drame de la jalousie ». « Pour le sujet, c’est une discordance qui intervient dans la satisfaction 6 spectaculaire (spéculaire, au miroir) ». Elle « implique l’introduction d’un tiers objet ». Une situation triangulaire se substitue à « l’ambiguïté spéculaire ».

« Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche sur une alternative nouvelle » : l’objet maternel ou un autre objet.

« Ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ». Ou bien, il choisira « quelque autre objet » qu’il aperçoit dans l’Autre.

Avec cet « autre objet », il considère un autre qui n’est plus une simple image, l’autre accède un statut nouveau. L’enfant trouve aussi un « objet socialisé », il le « forme ». La « jalousie humaine se distingue donc de la rivalité vitale immédiate, puisqu’elle forme son objet plus qu’il ne la détermine ; elle se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux ». L’enjeu est majeur. Il n’est rien moins que l’entrée du sujet dans le social.

S’identifier à la mère

Face à la « dysharmonie sexuelle », il existe une quatrième voie offerte à l’enfant, qui est celle de l’inversion sexuelle dans laquelle il est classique de voir la présence de la mère. A travers ses excès de tendresse à l’endroit de l’enfant, et les traits de virilité de la mère7. L’enfant s’identifie à sa mère et identifie l’objet d’amour de sa mère à sa propre image spéculaire. Par là, il trouve la forme de son propre désir dans laquelle « s’encastre » ses propres choix d’objet.

S’identifier au point qui fait échec

Cinquièmement, l’enfant peut s’identifier au défaut de son père dans la névrose de ses parents. Il peut s’identifier au point qui fait échec dans la résolution du trouble du trouble de la partenaire du père, la mère de l’enfant. Ce qui est l’une des versions du non rapport sexuel. Dans ce cas, l’identification de l’enfant à son père, conduit l’enfant à la phobie dans toutes sa dimension névrotique.

La phobie du petit Hans permet de comprendre que l’enfant voit la mère comme « grande 8». Alors, le père prend la forme de l’idéal du moi, ou pas s’il ne se montre pas à la hauteur de « la grande 9». Dans la sublimation de l’enfant, la père a une « fonction révélatrice ».

Après avoir résolu la question oedipienne, toute rupture de la « tension » dialectique dans les rapports du fils au père, « renforce » le surmoi d’une façon pathogène. Dans ce cas, se produisent les « névroses d’autopunition » ou « névroses de destinée », qui éclairent les « comportements d’identification » comme « beaucoup de cas de suicide.

Se construire plutôt que de se développer

Au total, Lacan souligne l’importance des choix à faire pour l’enfant. Se détacher ou rester capté. Mais, son approche demeure marquée par l’idéologie des stades et des étapes du développement de l’enfant.

Nous avons vu que l’enfant répète ces choix à chaque étape de sa « construction ». Que l’imaginaire qui structure sa « composition » a un statut variable auquel se rapportent des conduites distinctes. Le statut et la forme de l’objet en sont eux-mêmes affecté.

Par la suite, Lacan va élaborer les autres dimensions symboliques et réelles de la vie psychique. Il va aussi inventer le concept d’objet petit a. Il pourra alors revenir sur ces choix de l’enfant et les clarifier avec les deux notions d’aliénation et de séparation qui semblent se loger dans la même veine.

Notes

1– « Ce processus, tendance ou forme, selon le versant de l’activité existentielle du sujet qu’il intéresse (….) sera érotisé » de telle ou telle façon, Lacan

2– Comme le sujet « tendra à subir le refoulement corrélatif de la maturation normale de la sexualité, et il y entraînera une part de la structure narcissique. Cette structure fera défaut à la synthèse du moi et le retour du refoulé répond à l’effort constitutif du moi pour s’unifier », Lacan

3– dans la psychose, la forclusion porte sur un élément symbolique

4– « Séduction ou révélation, ces accidents jouent leur rôle, en tant que le sujet, comme surpris précocement par eux en quelque processus de son «recollement» narcissique, les y compose par l’identification », Lacan

5– Lacan J., Les complexes, p. 40

6– saint Augustin

7– dans sa vie domestique, la mère proteste virilement en affirmant « tenir les cordons de la bourse », dit Lacan, elle exprime sa « tyrannie domestique »

8– dans le petit Hans, la petite girafe a toute son importance, elle est chiffonnée

9– p. 35

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