« Le suicide mi-intentionnel », Le suicide inconscient, S. Freud, 6

Dans son chapitre 8 de la Psychopathologie de la vie quotidienne 1, Freud a donc opposé les actes par méprise (absurdes) aux actes symptomatiques (manqués quand à leur but). En précisant les actes par méprise, il en est venu à souligner leur « déterminisme symbolique » inconscient. Il n’est possible d’aborder ce déterminisme que négativement. L’absence de réaction aux effets de l’acte prime, c’est l’étrange indifférence du sujet aux conséquences de son acte.

Après un cas de mutilation volontaire pour des motifs inconscients et sexuels, Freud donne maintenant son propre exemple à l’examen des lecteurs. Il lui est arrivé de s’écraser le pouce par mégarde au moment où l’un de ses patients lui annonce son intention d’épouser sa fille… ce qui n’est pas une idée à prendre au sérieux, a-t-il besoin de préciser !

L’un des fils de Freud menaça de se suicider dans un accès de colère « pour faire comme ceux dont il avait lu le suicide dans les journaux ». Le soir, il montre à Freud une bosse sur sa poitrine, formée après sa chute contre un bouton de porte. Ou avait-il voulu en venir, lui demande Freud ? Le garçon, âgé de 11 ans, répond que c’était « la tentative de suicide dont je vous avais menacé ce matin ». Perspicace, le fils de Freud a bien reçu le message de son père. Les accidents soi-disant anodins peuvent prendre la signification d’une tentative de suicide.

Freud résume la situation :

« Il existe, à côté du suicide conscient et intentionnel, un suicide mi-intentionnel, provoqué par une intention inconsciente, qui sait habillement utiliser une menace contre la vie et se présenter sous le masque d’un malheur accidentel. Ce cas ne doit d’ailleurs pas être extrêmement rare, car les hommes chez lesquels la tendance à se détruire existe, avec une intensité plus ou moins grande, à l’état latent, sont beaucoup plus nombreux que ceux chez lesquels cette tendance se réalise. Les utilisations volontaires représentant, en général, un compromis entre cette tendance et les forces qui s’y opposent et dans les cas qui se terminent par le suicide, le penchant à cet acte a dû exister depuis longtemps avec une intensité atténuée ou à l’état de tendance consciente et réprimée », page 207.

Remarquons la nuance vis-à-vis de ce qui précède. La tendance destructrice est bien souvent consciente. Mais, elle existe aussi au niveau inconscient. C’est un petit glissement sans véritable étayage clinique. Un saut discret vers les motifs inconscients des actes manqués…

Page 205, nous aurions pu envisager que Freud pensait le contraire. La tendance serait totalement inconsciente et elle le demeurerait….. Maintenant, Freud n’exclut pas la possibilité que cette tendance soit clairement consciente sous une forme « réprimée ». Nous avions déjà discuté de cette forme dénégative au début de cette série d’article.

C’est un renversement épistémologique majeur au moment où Freud vient d’aborder la « pulsion de mort » dans d’autres textes (Au-delà du principe de plaisir en 1920). Il est très impressionnant de constater que le suicide soit ainsi l’un des points de bascule de ce renversement conceptuel majeur dans l’œuvre freudienne.

C’est une question qui a attiré l’attention de Lacan quand il commente le jeu de la bobine, le « for-da ». Quand nous y réfléchissons, nous tombons sur la notion de « l’abolition » de soi à côté de celle de réaction thérapeutique négative.

Freud évite pourtant très soigneusement d’utiliser le vocable de « pulsion de mort » dans ce chapitre sur les maladresses.

A ce point de l’article, Freud résume ce qu’il a pu avancer. La tendance inconsciente à se détruire est certainement bien plus répandue que l’on pense. Les maladresses dangereuses en sont l’un des prolongements. La réalisation effective et aboutie de l’acte suicidaire est plus rare que les maladresses dangereuses sans conséquence sur la vie du sujet, dans la mesure où elle n’est que le résultat de la lutte de forces contradictoires. Cette tendance destructrice peut s’exprimer consciemment sous une forme négative.

La suite au prochain numéro

1 – S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (trad. S. Jankélévitch), 1901, édition de 1923, petite bibliothèque Payot, 11, Paris, 1967

Articles précédents : « le suicide inconscient » pour Freud

Le suicide inconscient

Déterminisme symbolique des actes manqués par méprise

Le dédoublement de l’acte

L’étonnant sang-froid en présence de prétendus accidents

Un cas freudien d’acte destructeur manqué

Le suicide mi-intentionnel est-il un suicide inconscient pour Freud ?

Une formation de compromis

La multiplication des causes

Actes destructeurs visant inconsciemment la vie de tierces personnes

Actes destructeurs symptômes

Le suicide reconnu comme maladie professionnelle

L’Assurance Maladie a requalifié le suicide d’un salarié de France Telecom Orange en maladie professionnelle. Le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de Besançon dans le Doubs vient de reconnaître que le suicide de Nicolas Grenoville, un employé de France Télécom, est bien « d’origine professionnelle ». Continuer la lecture de « Le suicide reconnu comme maladie professionnelle »

La police judiciaire de Paris enquête sur les suicides chez Orange France Telecom

La police judiciaire de Paris, soit la brigade de répression de la délinquance à la personne, est saisie par le parquet de Paris, de l’enquête sur les suicides chez France Telecom Orange.
En avril 2010, le parquet de Paris avait ouvert une instruction judiciaire contre France Telecom – Orange, après le signalement de S. Catala, inspectrice du travail, auprès du procureur de Paris, pour infractions aux dispositions de l’article L1152-1 et L1152-2 du code du travail: méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral, en application de l’article 40 du code procédure pénal. Nous avions commenté cette décision en son temps.

orange

Entre-temps, le nouveau Président-Directeur Général (PDG) du groupe France Télécom, Stéphane Richard, a décidé de requalifier en juillet 2010, un suicide de juillet 2009, en accident du travail. Non sans un très opportuniste cynisme : cette requalification viserait à « remettre l’humain dans l’action »…..
Un point de législation sur le suicide considéré comme accident du travail
Les reportages de Daniel Mermet dans « là-bas si j’y suis » sur « Orange stressée »
Commentaire sur RTL sur l’enquete de la PJ
Annonce de la décision parquet de Paris
Annonce de requalification par le PDG

A France Télécom, la vague de suicides se poursuit

Un rapport préconise de reconnaître quatre décès comme accidents de service
“ C’est un précédent important: des suicides de fonctionnaires de France Télécom pourraient être reconnus comme des « accidents de service », l’équivalent pour les agents publics, des accidents de travail pour les salariés de droit privé.
Un rapport, remis le 3 mars à la direction de l’opérateur de télécommunications par l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales, ayant des missions interministérielles de contrôle du travail et de la santé), recommande que quatre des sept cas de suicides ou tentatives de suicide qui lui ont été soumis soient requalifiés en accidents de service. Il s’agit plus précisément de 3 suicides et d’une tentative. Les syndicats n’ont reçu le rapport de l’IGAS que mardi 9 mars et les identités des fonctionnaires concernés ne leur ont pas été communiquées.
Ces 7 cas sont intervenus entre début 2008 et fin 2009. La direction de France Télécom, qui a finalement accepté en septembre 2009 de reconnaître l’existence d’un profond malaise chez ses 100000 salariés français (dont deux tiers de fonctionnaires), a reconnu 32 suicides entre début 2008 et le 1er décembre 2009, toutes catégories de personnel confondues. Elle reconnaît aussi huit suicides de plus depuis début 2010. Les syndicats en compte neuf.
Contactée, la direction assure qu’« elle suivra les recommandations » de l’IGAS. Dans un courriel transmis aux organisations syndicales, elle précise: « Cette note servira de guide pour les autres suicides ou tentatives de suicide n’ayant pas encore fait l’objet d’une décision de la part de l’entreprise. »
La direction de France Télécom doit maintenant convoquer une « commission de réforme », une instance consultative paritaire composée de médecins, de représentants de l’administration et du personnel, qui donnera son avis sur l’imputabilité au service des suicides. « Cela ne devrait pas être un obstacle», espère Christian Pigeon, du syndicat SUD.
Ce serait en tout cas une première chez France Télécom. De mémoire de syndicalistes, la direction n’a jamais reconnu sa responsabilité dans ce type de drames pour des fonctionnaires. En 2009, elle l’avait fait pour une salariée de droit privé qui s’était donné la mort sur son lieu de travail à Paris.
Globalement positif
Les membres de l’Observatoire du stress, mis en place en 2007 par les syndicats SUD et CFEUNSA de France Télécom, jugent le rapport de l’IGAS globalement positif. « La reconnaissance en accident de service est fondamentale. Elle permet aux familles d’élaborer un deuil. Elle les allège aussi d’un énorme souci financier. Même si c’est affreux de parler de sous dans ces cas-là, il faut savoir qu’aucun contrat d’assurance n’assure contre un suicide. Par contre, l’assurance rembourse le prêt d’une maison, par exemple, quand le suicide est requalifié »; explique la psychiatre Brigitte Font Le Bret. « Cela va enfin permettre aux comités d’hygiène et de sécurité [CHSCT] de réfléchir concrètement aux moyens de prévenir le stress», pour Anne-Marie Minella, du syndicat CFE-CGC-UNSA.
Mme Font Le Bret a toutefois des regrets. «La direction de France Télécom a perdu beaucoup de temps. Elle aurait dû mettre immédiatement en place une commission de réforme au lieu d’attendre l’IGAS. Par ailleurs, elle n’aurait pas dû, il y a trois ans, prendre la décision de centraliser à Paris toutes ces commissions. Avant, elles avaient lieu au niveau départemental, et c’était beaucoup plus efficace. »
Cécile Ducourtieux
Le Monde, le 12 03 2010
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Renault : le suicide était lié au travail
Un troisième suicide au Technocentre est reconnu comme accident du travail
Raymond D., technicien au Technocentre Renault, s’était donné la mort en février 2007. Le tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass) de Versailles a reconnu hier ce suicide comme accident du travail. « La hiérarchie a confié à Raymond D. un objectif à atteindre, sans s’interroger sur la capacité psychique et physique de son salarié à supporter cette charge accrue de travail », ont estimé les juges du Tass.
« C’est le premier pas vers la reconnaissance de la responsabilité de Renault dans le suicide de Raymond D. », s’est félicitée Emmanuelle Boussard-Verrecchia, l’avocate de la veuve du technicien, qui a l’intention de demander la reconnaissance de la faute inexcusable du constructeur automobile. Ce salarié de trente-huit ans s’était pendu à son domicile le 16 février 2007, en laissant une lettre où il était écrit? : « Je ne peux plus rien assumer, ce boulot c’est trop pour moi, ils vont me licencier et je suis fini, je ne saurai pas faire son top série de merde à Gosn (sic) et à Hamel, pardon, bonne chance. » Très bien noté, apprécié de sa hiérarchie, il n’avait pas supporté la pression qu’il subissait du fait de ces objectifs, avait plaidé l’avocate à l’audience. « Nous pensons d’abord à la famille », a commenté Pierre Nicolas, de la CGT du Technocentre. « Nous espérons que l’accumulation de décisions allant dans le même sens va conduire Renault à revoir son système d’évaluation et d’entretiens annuels. » Pour le syndicaliste, « la notation qui renvoie aux individus la responsabilité des problèmes de l’entreprise et les culpabilise est très mal vécue par les salariés ». Les trois suicides survenus au Technocentre entre 2006 et 2007 ont été reconnus comme accidents du travail, et la justice a reconnu la faute inexcusable pour l’un d’eux, mais Renault a fait appel.
Lucy Bateman, L’Humanité, 10 03 2010