A la fin de son chapitre 8 de la Psychopathologie de la vie quotidienne 1, publié en 1923, Freud affirme donc l’existence d’une tendance destructrice inconsciente capable de détourner le refoulement et de s’exprimer dans les actes manqués par méprise sous la forme de l’indifférence du sujet. Ce qu’il distingue des actes symptomatiques qui sont des formations de compromis. Puis, Freud en vient à rendre compte de deux exemples cliniques issus de la pratique de Ferenczi. Freud les considère comme de véritables cas de « suicides inconscients ». Ils visent à démontrer la valeur de symptômes d’actes destructeurs « mi-intentionnels ».
Mr J. Ad. s’est logé une balle dans le crâne. Mais il n’éprouve aucun malaise. Il déclare qu’il s’agit d’un simple accident. Il jouait avec le revolver de son frère et, voyant qu’il n’était pas chargé, il avait appuyé avec la main gauche contre la tempe gauche (il n’est pas gaucher). Le coup était parti. C’était à l’époque où il devait se présenter devant un conseil de révision. Il avait été déclaré inapte. De retour chez lui, il joua avec le revolver sans avoir l’intention de se faire du mal. Il venait de quitter une jeune fille qu’il aimait. Amoureuse elle aussi, elle était partie pour l’Amérique gagner de l’argent. Les parents de J. Ad. s’opposèrent à ce qu’il la suive. « Le fait qu’il tenait le revolver, non de la main droite, mais de la main gauche, prouve qu’il ne faisait réellement que « jouer », c’est-à-dire n’avait « aucune intention consciente de se suicider », page 210.
Férenczi évoque un deuxième cas clinique qui rappelle la maxime : « celui qui creuse un fossé pour autrui finit par y tomber lui-même ».
Mme X., mariée, trois enfants, d’un bon milieu bourgeois, est victime d’un accident qui entraînera une mutilation grave, heureusement momentanée, de la face. Dans une rue en réfection, elle trébuche contre un tas de pierre et se trouve projetée la face contre le mur. Elle venait de prévenir il y a pas longtemps, son mari, qui ne tenait pas sur ses jambes, de faire attention en passant dans cette rue. Elle avait déjà eu l’occasion de constater qu’elle était toujours elle-même victime des accidents contre lesquels elle mettait en garde les autres. Immédiatement avant l’accident, elle avait vu dans une boutique, en face, un joli tableau. Elle s’était dit que ce tableau ornerait bien la chambre de ses enfants et s’était décidée à l’acheter. Traversant la rue, elle trébucha, « sans faire la moindre tentative pour parer le coup en étendant les bras ». Elle oublia son projet d’acheter le tableau. Elle n’avait pas fait davantage attention car il s’agissait, selon elle, d’un « châtiment ».
« Après cette histoire, j’avais des remords, je me considérais comme une femme méchante, criminelle et immorale ». Il s’agissait d’un avortement. Enceinte pour la quatrième fois, le ménage était dans une situation pécuniaire précaire, elle avait avorté. « Je me faisais souvent le reproche d’avoir laissé tuer mon enfant et j’étais angoissé à l’idée qu’un crime pareil ne pouvait rester impuni ». Cet accident était donc un châtiment que la malade s’était infligé en expiation du péché qu’elle avait commis et « peut-être en même temps, un moyen d’échapper à un châtiment inconnu et plus grave qu’elle redoutait depuis des mois », page 212.
Au moment où elle avait traversé la rue, toute cette histoire avait surgi dans ses souvenirs avec une intensité particulière. « Quel besoin as-tu d’un ornement pour la chambre des enfants, toi qui as laissé tuer un de tes enfants ? Tu es une meurtrière ! Et le grand châtiment est proche ! ». Elle prit cette idée comme prétexte. C’est ce qui explique qu’elle n’ait pas songé à étendre les bras pendant la chute et que l’accident lui-même ne l’ait pas impressionné outre mesure. On peut voir « une autre cause » de son accident dans la recherche d’un châtiment pour son désir inconscient de voir disparaître son mari, page 212. Ce désir s’est exprimé dans la recommandation qu’elle lui faisait de traverser la rue avec la plus grande prudence, désir inutile étant donné que son mari marchait déjà en prennant les plus grandes précautions.
Le deuxième cas de Ferenczi illustre parfaitement le suicide inconscient comme symptôme. L’acte est un compromis entre une intention et sa répression. D’une part, Mme X. à l’intention de se punir ainsi que de punir son mari pour avoir tué son enfant. D’autre part, cette intention inconsciente est réprimée. Le conflit s’exprime dans ses détails au cours de sa chute.
S’il y a conflit, il y a symptôme, une formation de compromis. Freud pourrait donc maintenant s’autoriser à parler de suicide en tant que symptôme.
Nous allons voir que Freud n’y parvient pas. Il n’arrive pas à nous exposer un cas indiscutable de « suicide symptôme » (et il ne fait d’ailleurs aucune référence à celui de La jeune homosexuelle). A la fin de son chapitre, il est donc obligé de prendre un biais. Il devra repartir des « actes manqués destructeurs à l’égard d’un tiers » pour démontrer l’existence « d’actes destructeurs symptômes » (et non pas de « suicides symptômes »).
La suite au prochain numéro
1 – S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (trad. S. Jankélévitch), 1901, édition de 1923, petite bibliothèque Payot, 11, Paris, 1967
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