Une mort fangieuse, le suicide d’Ophélie (2)

Ophélie s’est suicidée, celle du Hamlet de Shakespeare. Lacan a commenté ce geste dans son séminaire Le désir et son interprétation en 1958 (Lacan J., Le séminaire, livre VI, La Martinière, juin 2013), ainsi que dans le séminaire L’angoisse en 1962. Dans le précédent post, nous avons indiqué ce que Ophélie représente. Elle est une sirène blanche chantante et dangereuse.

Nous pouvons maintenant interroger la nature de sa mort. Le suicide d’Ophélie était une « muddy death » : boueuse, fangieuse, vaseuse, trouble, brouillée, obscure, souillée, tachée, sombre, ténébreuse, etc…

Il ne faut pas prendre cette expression sur un plan moral. Une conception certainement répandue en ce qui concerne le suicide qui fait l’objet de bien des condamnations, encore de nos jours. Nombreux sont ceux qui considèrent qu’un suicide dans leur famille est une tache dont il sera difficile de se laver. Continuer la lecture de « Une mort fangieuse, le suicide d’Ophélie (2) »

Une sirène blanche, chantante et dangereuse, le suicide d'Ophélie (1)

Ophélie, celle qui aime Hamlet. Vous connaissez ?

Je crois qu’il vaut la peine de revenir autant de fois que nécessaire sur le suicide d’Ophélie, tel que raconté dans le Hamlet de Shakespeare. D’abord parce que cette pièce est du rang de ces œuvres qui nous en apprennent beaucoup sur nos humbles existences. Mais, aussi parce que Lacan en a fait un long commentaire dans son séminaire Le désir et son interprétation en 1958 1, qui vient de paraître aux éditions de La Martinière 2, ainsi que dans le séminaire L’angoisse en 1962 3. Continuer la lecture de « Une sirène blanche, chantante et dangereuse, le suicide d'Ophélie (1) »

2 h 37

«  2 h 37 » est un film de Murali K. Thalluri, avec Teresa Palmer, Joel Mackenzie et Frank Sweet (Australie), 2006, (sélection officielle au festival de Cannes).
Longtemps, le suspense est maintenu sur l’identité du lycéen qui s’est suicidée dans les toilettes. Le procédé d’écriture de ce film repose sur une sorte d’avant-coup. Les interviews sont-elles nécessairement réalisées avant le suicide qui les suit ? L’incertitude est maintenu jusqu’à la fin. Continuer la lecture de « 2 h 37 »

Clinique du suicide

Préface de Darian Leader, psychanalyste à Londres

« Pourquoi un être humain se donne-t-il la mort ? Dés sa parution, Clinique du suicide s’est imposé comme une contribution essentielle à l’étude de cette question énigmatique qui convoque ici psychanalystes, philosophes, critiques littéraires et anthropologues.
Si le cadre de ces essais est psychanalytique, leur portée est incontestablement plus large. Les  »épidémies » de suicide qui ont attiré l’attention du public ces dernières années – chez France Télécom en Europe, chez Toyota et d’autres entreprises en Asie – témoignent de ce changement radical de la vie moderne. Continuer la lecture de « Clinique du suicide »

Le mal-être a-t-il un genre ?

Cousteaux et Pan Ke shon ont étudié la question de la sexuation dans le suicide[1]. Leurs outils étant essentiellement épidémiologiques et statistiques, is prennent leur départ du livre princeps de Durckheim. Mais, la question vaut d’être posée. Leurs observations sont utiles car elles montrent la dimension sociologique de la question du genre pour le suicide. J’en retiens l’idée essentielle que la typologie sexuelle est fortement marquée dans ce domaine.

La question posée est celle de savoir pourquoi les hommes se suicident-ils plus que les femmes ? Continuer la lecture de « Le mal-être a-t-il un genre ? »

Façons tragiques de tuer une femme, par Nicole Loraux

Le livre de Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme[1] tranche très franchement d’avec ce que nous avons l’habitude de lire dans les revues psychiatriques. C’est un point de vue qui n’est ni naturaliste, ni hygiéniste.

Le livre se présente comme une tragédie précédée de la distribution des rôles, une présentation succincte de la biographie des personnages mythiques grecs. Puis, vient « Façon tragique », soit la tragédie du meurtre des femmes dans le théâtre de la Grèce antique. Celles-ci ne sont libres que pour autant que les normes viriles sont respectées. Loraux nous explique comment. Continuer la lecture de « Façons tragiques de tuer une femme, par Nicole Loraux »

Un aperçu des modalités "caractéristiques" du suicide des hommes et des femmes

Ludwig Binswanger était d’abord psychiatre à la clinique du Burghozli dirigée par Eugen Bleuler. Après sa rencontre avec Freud, il échange avec lui une correspondance assez volumineuse. Il crée ensuite la Daseinanalyse qui inspire la phénoménologie.
Dans l’une de ses lettres [1], Freud évoque d’abord le cas d’une patiente de Binswanger, Mlle Faure (le cas serait publié ( ?) dans Essai d’analyse d’une hystérie, 1909).
Mlle Faure a le fantasme d’une grossesse. Inconsciemment, elle considère que la grossesse est un empoisonnement. Sa peur de l’infection recouvre son envie d’avoir un enfant.  Continuer la lecture de « Un aperçu des modalités "caractéristiques" du suicide des hommes et des femmes »

Les modalités sexuées du suicide selon Freud

Voici une lettre de Sigmund Freud adressée à Binswanger, publiée dans la correspondance (Sigmund Freud – Ludwig Binswanger : correspondance, 1908-1938, trad. R. Menahem et M. Strauss, Calmann-Lévy, Paris, 1995).

Cette lettre est précieuse pour poursuivre la réflexion à propos du suicide. En particulier, le commentaire centré sur la différence des sexes qui pourrait faire croire qu’il existe un suicide d’homme et un suicide de femme. Continuer la lecture de « Les modalités sexuées du suicide selon Freud »

Actes destructeurs visant inconsciemment la vie de tierces personnes, Le suicide inconscient, S. Freud, 9

A la fin de son chapitre 8 de la Psychopathologie de la vie quotidienne 1, publié en 1923, Freud affirme donc l’existence d’une tendance destructrice inconsciente capable de détourner le refoulement et de s’exprimer dans les actes manqués par méprise sous la forme de l’indifférence du sujet. Ce qu’il distingue des actes symptomatiques  qui sont des formations de compromis. Freud égrène les exemples cliniques afin d’accréditer la thèse de l’existence de suicides inconscients. Après avoir exposé l’observation de Ferenczi, il évoque un cas de « sacrifice » rapporté par M.J. Starcke.

Ce cas est destiné à illustrer la valeur destructrice de certains actes manqués. Il ne s’agit pas d’un cas de suicide. La question est de savoir si l’on peut parler de symptôme….

Une dame dont le gendre devait partir pour l’Allemagne – il était appelé par son service militaire – se brûla les pieds. Sa fille était sur le point d’accoucher et le pays d’entrer en guerre. La veille du départ de son gendre, elle invite le couple à dîner. Pour préparer le repas, elle mit les « grandes pantoufles larges et ouvertes de son mari », ce qui ne lui arrivait jamais. Elle fit tomber une grande marmite de soupe brûlante sur ses pieds et se brûla. Tout le monde vit dans cet accident un effet de sa maladresse et de sa nervosité.

La maladresse était le « paravent » derrière lequel se dissimulait la rage de cette dame contre « la propre intégrité et la propre vie » (du couple), page 213.

Là, la conception des actes manqués dont l’effet est suicidaire pour le sujet, est élargie à des intentions inconscientes visant à menacer « la vie et la santé de tierces personnes », page 214. Après avoir montré la possibilité qu’un acte manqué suicidaire puisse viser le sujet, il n’est en effet pas absurde de supposer que ces intentions inconscientes puissent viser un tiers.

La suite au prochain numéro

1 – S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (trad. S. Jankélévitch), 1901, édition de 1923, petite bibliothèque Payot, 11, Paris, 1967

Les autres articles : « le suicide inconscient » pour Freud

Le suicide inconscient

Déterminisme symbolique des actes manqués par méprise

Le dédoublement de l’acte

L’étonnant sang-froid en présence de prétendus accidents

Un cas freudien d’acte destructeur manqué

Le suicide mi-intentionnel est-il un suicide inconscient pour Freud ?

Une formation de compromis

La multiplication des causes

Actes destructeurs visant inconsciemment la vie de tierces personnes

Actes destructeurs symptômes

La multiplication des causes, Le suicide inconscient, S. Freud, 8

A la fin de son chapitre 8 de la Psychopathologie de la vie quotidienne 1, publié en 1923, Freud affirme donc l’existence d’une tendance destructrice inconsciente capable de détourner le refoulement et de s’exprimer dans les actes manqués par méprise sous la forme de l’indifférence du sujet. Ce qu’il distingue des actes symptomatiques  qui sont des formations de compromis. Puis, Freud en vient à rendre compte de deux exemples cliniques issus de la pratique de Ferenczi. Freud les considère comme de véritables cas de « suicides inconscients ». Ils visent à démontrer la valeur de symptômes d’actes destructeurs « mi-intentionnels ».

Mr J. Ad. s’est logé une balle dans le crâne. Mais il n’éprouve aucun malaise. Il déclare qu’il s’agit d’un simple accident. Il jouait avec le revolver de son frère et, voyant qu’il n’était pas chargé, il avait appuyé avec la main gauche contre la tempe gauche (il n’est pas gaucher). Le coup était parti. C’était à l’époque où il devait se présenter devant un conseil de révision. Il avait été déclaré inapte. De retour chez lui, il joua avec le revolver sans avoir l’intention de se faire du mal. Il venait de quitter une jeune fille qu’il aimait. Amoureuse elle aussi, elle était partie pour l’Amérique gagner de l’argent. Les parents de J. Ad. s’opposèrent à ce qu’il la suive. « Le fait qu’il tenait le revolver, non de la main droite, mais de la main gauche, prouve qu’il ne faisait réellement que « jouer », c’est-à-dire n’avait « aucune intention consciente de se suicider », page 210.

Férenczi évoque un deuxième cas clinique qui rappelle la maxime : « celui qui creuse un fossé pour autrui finit par y tomber lui-même ».

Mme X., mariée, trois enfants, d’un bon milieu bourgeois, est victime d’un accident qui entraînera une mutilation grave, heureusement momentanée, de la face. Dans une rue en réfection, elle trébuche contre un tas de pierre et se trouve projetée la face contre le mur. Elle venait de prévenir il y a pas longtemps, son mari, qui ne tenait pas sur ses jambes, de faire attention en passant dans cette rue. Elle avait déjà eu l’occasion de constater qu’elle était toujours elle-même victime des accidents contre lesquels elle mettait en garde les autres. Immédiatement avant l’accident, elle avait vu dans une boutique, en face, un joli tableau. Elle s’était dit que ce tableau ornerait bien la chambre de ses enfants et s’était décidée à l’acheter. Traversant la rue, elle trébucha, « sans faire la moindre tentative pour parer le coup en étendant les bras ». Elle oublia son projet d’acheter le tableau. Elle n’avait pas fait davantage attention car il s’agissait, selon elle, d’un « châtiment ».

« Après cette histoire, j’avais des remords, je me considérais comme une femme méchante, criminelle et immorale ». Il s’agissait d’un avortement. Enceinte pour la quatrième fois, le ménage était dans une situation pécuniaire précaire, elle avait avorté. « Je me faisais souvent le reproche d’avoir laissé tuer mon enfant et j’étais angoissé à l’idée qu’un crime pareil ne pouvait rester impuni ». Cet accident était donc un châtiment que la malade s’était infligé en expiation du péché qu’elle avait commis et « peut-être en même temps, un moyen d’échapper à un châtiment inconnu et plus grave qu’elle redoutait depuis des mois », page 212.

Au moment où elle avait traversé la rue, toute cette histoire avait surgi dans ses souvenirs avec une intensité particulière. « Quel besoin as-tu d’un ornement pour la chambre des enfants, toi qui as laissé tuer un de tes enfants ? Tu es une meurtrière ! Et le grand châtiment est proche ! ». Elle prit cette idée comme prétexte. C’est ce qui explique qu’elle n’ait pas songé à étendre les bras pendant la chute et que l’accident lui-même ne l’ait pas impressionné outre mesure. On peut voir « une autre cause » de son accident dans la recherche d’un châtiment pour son désir inconscient de voir disparaître son mari, page 212. Ce désir s’est exprimé dans la recommandation qu’elle lui faisait de traverser la rue avec la plus grande prudence, désir inutile étant donné que son mari marchait déjà en prennant les plus grandes précautions.

Le deuxième cas de Ferenczi illustre parfaitement le suicide inconscient comme symptôme. L’acte est un compromis entre une intention et sa répression. D’une part, Mme X. à l’intention de se punir ainsi que de punir son mari pour avoir tué son enfant. D’autre part, cette intention inconsciente est réprimée. Le conflit s’exprime dans ses détails au cours de sa chute.

S’il y a conflit, il y a symptôme, une formation de compromis. Freud pourrait donc maintenant s’autoriser à parler de suicide en tant que symptôme.

Nous allons voir que Freud n’y parvient pas. Il n’arrive pas à nous exposer un cas indiscutable de « suicide symptôme » (et il ne fait d’ailleurs aucune référence à celui de La jeune homosexuelle). A la fin de son chapitre, il est donc obligé de prendre un biais. Il devra repartir des « actes manqués destructeurs à l’égard d’un tiers » pour démontrer l’existence « d’actes destructeurs symptômes » (et non pas de « suicides symptômes »).

La suite au prochain numéro

1 – S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (trad. S. Jankélévitch), 1901, édition de 1923, petite bibliothèque Payot, 11, Paris, 1967

Les autres articles : « le suicide inconscient » pour Freud

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Le suicide mi-intentionnel est-il un suicide inconscient pour Freud ?

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