Pour répondre à la question du suicide comme acte politique, il faudrait parvenir à montrer que cet acte transforme l’opinion publique, change les esprits, modifie le monde dans lequel nous vivons. C’est-à-dire distinguer entre la visée de l’acte (par le sujet) et son effet (public, dans l’Autre, les discours ou la réalité). Quoi qu’en dise Carlos Ghosn, ou plutôt, quoiqu’il en veuille, les suicides en série chez Renault au Technocentre, dans leur répétition même, par leur aspect cumulatif, ont eu au moins cet effet de le contraindre à proposer des mesures pour le groupe. Évidemment, les réponses ne seront jamais les bonnes si la question est mal posée. En particulier, prétendre qu’un acte est strictement individuel en sous-entendant que ce qui se trouve autour du salarié dans son milieu professionnel ne compte pas, cette prétention est une absurdité. Ghosn s’est exclut des causes possibles. En effet, quand il prétend que la direction n’est pas en cause dans ces suicides, comment ne pas entendre : « je n’y suis pour rien ! ».
En guise de conclusion sur le sujet de la question politique du suicide, je vais reprendre et résumer la thèse avancée par Arendt.
Ce que Arendt évacue d’emblée dans cette question, c’est la volonté. Elle cherche à définir l’effet éventuellement universel d’un acte sans avoir à s’appuyer sur le libre arbitre ou la volonté (qu’elle dénonce comme divisée). La volonté n’a pas de pouvoir en elle-même, sur elle-même, car elle est à la fois un « je veux » et un « je ne veux pas » ! Et, la volonté exercée sur les autres, devient une tyrannie. C’est en ce sens que Arendt peut dire que le libre arbitre est « anti-politique 1 ». Dans la cité, le libre-arbitre oppose la volonté de l’un à celle des autres.
Avec Arendt, l’acte politique peut signifier un commencement, un début, une fondation ou une ouverture vers l’avenir qui nous concerne tous, qui a donc une dimension universelle. Par son refus, le sujet tranche avec ce qu’il y avait avant et ce qu’il y a autour de lui. Dans la foulée, l’acte s’inscrit en faux avec ce qui lui précède, il tranche, il casse, il sape quelque chose de l’existant public. Il pourrait marquer une ouverture vers quelque chose d’inédit. « L’homme est libre parce qu’il est un commencement 2».
C’est quand l’acte est posé que l’on pourra en mesurer les effets. Les effets sont « inattendu » et « improbables 3 ». Ils peuvent soit répéter et reproduire l’existant. Soit, trancher sur ce qui précède. C’est dans l’après-coup que le sujet pourra en juger. Cela conduit à une autre division qui se porte sur les effets de l’acte.
Le pouvoir d’un acte est indépendant, hors de la volonté et des effets immédiat de l’acte (pour un individu). La volonté doit renoncer au pouvoir pour être libre, l’acte n’a pas le pouvoir de son effet. Ses effets sont de l’ordre de l’inattendu. L’improbable et la volonté se combinent pour ôter son pouvoir à l’acte.
Si bien que l’adéquation entre la visée du sujet et les effets de son acte est impossible.
La perte de pouvoir qu’un acte politique suppose est analogue pour Arendt à « l’effondrement » du résistant Réné Char. L’acte remplace la pensée, du coup, il ouvre un trou dans l’histoire (conçue comme la succession raisonnée des événements) que la pensée se doit de combler dans l’après-coup. Donc, le suicide (politique) est « un appel à la pensée ». Et sur le plan éthique, l’homme se doit de se « mouvoir sur la brèche ».
La répétition apparaît à deux reprises : quand l’acte échoue à fonder l’inédit et quand le sujet échoue à « penser son acte ». L’acte se situe dans un champ borné par la volonté et ses effets. L’acte se trouve entre deux « antagonistes 4 ». Un nouvel entre-deux, analogue à l’idée lacanienne de l’entre-deux mort pour Antigone.
Nous voyons maintenant ce qui sépare Arendt de Lacan. Car Arendt pense qu’il est possible que l’esprit tire le sujet de cet entre-deux. Dans l’après-coup, le sujet revient sur son acte pour le penser, c’est ce qui lui permettra de se « mouvoir sur la brèche » tout en la « surplombant 5» de son esprit. De ce fait, il n’est plus dans l’entre-deux de la répétition. Arendt pense que l’on peut y mettre fin. Elle a plutôt l’idée d’un commencement possible par l’acte (celui de la pensée).
Et si cela n’en finissait pas ? Et si le sujet qui se suicide était celui qui consent à rester dans l’esprit de cet entre-deux ?
Car cet entre-deux est la zone d’une éternelle répétition. C’est l’endroit où se trouvent Antigone, Œdipe à Colone, le roi Lear, René Char et bien d’autres…. Là où le sujet se trouve à l’état d’un rebut, d’un déchet, de la Chose (St Paul , Epître au Romains, VII, 7). L’endroit effrayant, celui de l’horreur. Celui où rôdent des esprits spectraux. Là où l’on ne s’arrête pas d’errer. Un « vide antérieur dont le nom freudien est la pulsion de mort 6 », comme le remarque Arendt.
Le sujet qui se suicide ne serait-il pas celui qui accepte l’horreur de « l’infiniment improbable qui fait la texture même de tout ce que nous disons réel 7 » ?
1- Arendt A., La crise dans la culture, (1954), Gallimard, Folio essais n° 113, Paris, 1972, p. 213
2- p. 217
3- p. 218
4- p. 22
5- p. 21
6- Zizek S., Le sujet qui fâche, Paris, Flammarion, p. 206
7- Arendt, p. 220