Pringuet, bien que sociologue et historien, s’appuie largement sur les apports de la psychanalyse et en particulier sur l’enseignement de Lacan. Nous avons vu précédemment que Pringuet interprète les fondements culturels de la famille japonaise sous l’angle unique du désir de la mère avec ce que cela entraîne pour la question de la faute et de la responsabilité.
Le prédicat de cette logique serait justement une sorte de forclusion, « l’absence du non du père », comme Pringuet le dit lui-même : « la mère japonaise est si gratifiante, si peu interdite par le non du père qu’un enfant ne pourrait contrôler sa jalousie à l’égard d’un petit frère venu la lui ravir, si l’on ne prenait grand soin d’établir entre eux des différences de hiérarchie et d’expliquer à l’aîné la supériorité qui lui est acquise par son âge et par sa sagesse i».
Pringuet utilise cette notion de forclusion une deuxième fois pour rendre compte d’un mécanisme social et historique. Celui de la naissance du pouvoir impérial.
Au VIIe siècle, l’empire se développant, il fallait déprécier et proscrire « l’accompagnement dans la mort » au combat (le junschi). Ce qui fit reculer la violence, amena la paix et permis aux temples bouddhiques et à de nombreux rituels, de nombreuses croyances, sortilèges et exorcismes de se développer.
« La condamnation que le bouddhisme prononçait (moins contre le suicide que contre la violence en général) n’aurait pas été aussi dissuasive, s’il n’avait en même temps apporté une solution de rechange : le cloître, qui permettait de mourir au monde sans avoir à se tuer ii».
« La violence avait été patiemment effacée de la vie de cour. Elle n’était pas abolie – mais forclose iii». Parallèlement, la cour impériale s’isolait socialement, elle n’avait plus d’armée autre que celle des officiers de cour. Quand une rébellion éclatait, elle devait faire appel au clan des guerriers de l’est.
« La violence, forclose de l’idéologie impériale et du cercle étroit de la cour, allait faire retour dans l’impitoyable réalité des guerres civiles. Une éthique nouvelle allait s’imposer, qui donnerait à la mort volontaire une fonction primordiale iv».
Pringuet a compris la notion lacanienne de retour dans le réel de ce qui a été forclos. Mais, c’est une « forclusion sociale » et « imaginaire ». Elle délimite le centre sans violence du pouvoir impérial, la zone sociale qui entoure l’empereur avec sa cour, bordée du reste de la société où éclate le retour de la violence très précisément localisée comme un privilège de la classe sociale des guerriers.
La forclusion articulée au « non du père », est une sorte d’outil conceptuel qui permet à Pringuet d’établir une continuité entre la structure du complexe familial japonais et l’arrangement des classes sociales du Japon moyen-âgeux.
Contrairement à Lacan, qui situe la forclusion au niveau du manque d’un signifiant garantissant la parole pour le sujet, Pringuet déplace et importe ce concept en sociologie pour en faire un usage différent (de celui de Lacan) dans son propre domaine scientifique.
Bien évidemment, l’excès de l’utilisation générique du « non du père », l’entraîne vers la mythologie.
Car Pringuet en arrive à examiner les éléments psychanalytiques de la mythologie japonaise !
Par exemple, à propos de l’origine du mot Hara Kiri.
Au début, on se jetait sur la pointe de l’épée, en improvisait. Puis l’art du combat se développa. Les disciplines des arts de combat donnèrent forme, sens et valeur aux « horreur du réel v». Le procédé qui s’imposa fut le seppuku : une lecture à la façon chinoise, élégante et savante des deux mots ventre coupévi.
Le premier texte qui évoque un suicide par incision du ventre concerne un personnage féminin. Dans une monographie intitulée fudoki est publié au VIIIème siècle, se trouve un étang nommé Harasaki au pays de Harima. Une divinité féminine, ou, parti à la recherche de son époux, un dieu, désespéré, arrivant au bord de l’étang, s’ouvre le ventre et se jette à l’eau. Depuis lors, l’étang se nomme Harasaki (ventre fendu) et les poissons sont dépourvus d’entrailles.
Dans le livre I de Kojiki, le dieu Susanoo, lance dans l’appartement des femmes occupées à tisser, un cheval qu’il vient d’écorcher. Effrayés, elles se frappent le bas-ventre de leur navette.
Dans le livre V de Nihongi, la princesse Yamato toto hime est mariée à un dieu qui ne lui rend visite que la nuit. Une fois elle lui demande de retarder son départ afin de voir sa beauté. Le dieu accepte en promettant de se mettre dans son nécessaire de toilette. Le matin, elle ouvre la boîte, c’est un joli petit serpent. Elle s’écrie effrayée, le dieu reprend forme humaine et s’enfuit. Restée seule, la princesse s’enfonce des baguettes au bas-ventre.
Ces récits « qu’on croirait inventés à l’usage des psychanalystes », suggèrent le fait d’une femme qui succombe en maudissant son sexe. « Soit que sa stérilité est exposée à la répudiation, soit que sa fécondité intempestive l’ait désignée au déshonneur (…) La mort peut s’accompagner parfois d’un fantasme de lacérations dirigées contre ce ventre cause de malheurs vii».
Pringuet interprète cette mythologie sous l’angle d’un fantasme très masculin qui consiste à estimer que les femmes portent pour les hommes l’horreur de la castration. Preuve s’il en est, que le suicide est une telle énigme que même pour Pringuet, la mythologie rend compte d’un réel et lui donne un contenu signifiant.
Bien évidemment, Pringuet n’est pas psychanalyste. Ce n’est pas un reproche, il s’intéresse surtout à l’histoire. Mais, cette façon de mélanger plusieurs plans théoriques, plusieurs niveaux logiques, provenant de domaines distincts, apporte plus de confusion que de clarté à la question du suicide.
Pringuet semble d’abord orienté par une lecture de la psychanalyse centrée par l’Œdipe et ce qu’il appelle le « non du père ». Cela lui est très utile pour démontrer à quel point l’Occident est comme analphabète, incapable de lire ce que le Japon a écrit de son histoire.
De ce point de vue, Pringuet est passionnant. Il rend compte de la fascination de l’Occident pour le Japon. Car, le Japon est radicalement étranger autant qu’illisible pour un Européen. Il est étrange mais non dénué d’une logique propre, d’une certaine « rationalité viii».
« Ces choix de civilisation donnent valeur éthique et sens non symptomatique mais clairement formulable à des suicides qui, dans un autre contexte historique, seraient jugés aberrants, à la limite indéchiffrables ix».
En Occident, les suicides par solidarité (Oyako shinju), sont connus mais la psychiatrie ne s’y reconnaît pas. Au Japon, une « rationalité » adosse ces suicides aux « pratiques éducatives, aux structures oedipiennes, aux valeurs de solidarité, et de proche en proche aux choix décisifs qui s’articulent dans l’histoire d’une société x». Ces suicides sont « non symptomatiques » dans la mesure où il n’est pas nécessaire de les lire avec des notions psychiatriques, il n’est pas nécessaire d’être fou pour les réaliser. Bien plus, la psychiatrie occidentale échoue à les reconnaître. Par contre, quand on rapproche ces suicides de leur contexte culturel comme le fait Pringuet, ils deviennent « rationnels ».
Mais, l’approche de la psychanalyse par Pringuet, sous l’angle de l’Oedipe, le conduit à croire en la réalité d’une réalité sociale du suicide qui soit « immuable » sur un plan historique.
« Le symptôme ne fait que suivre dans ses manifestations les lignes préalablement tracées par la culture xi». Pringuet trouve « l’essence immuable du suicide » dans la « réalité historique » qui lui paraît « dotée de sa logique propre, peu à peu intelligible ». Toutefois, la définition du suicide échappe aux « fil des significations qui lui furent données par l’invention des siècles – significations superposés et enchevêtrés dont certaines sont devenues caduques, mais dont beaucoup persistent, plus que jamais vivaces xii». Pringuet se réfère à Nietzsche. « Le sens de ce qui a été doit encore advenir xiii».
Pringuet parait interpréter le désir de la mère avec le « non du père ». L’Œdipe version Pringuet subit alors un déplacement vers la mythologie japonaise.
Qu’est-ce que Pringuet explique par le désir de la mère ?
Le suicide par réprimande, solidarité et responsabilité. Mais, au chapitre suivant, le « non du père » revient à l’appui de sa synthèse pour expliquer le suicide d’accompagnement et le suicide par effacement. En fin de compte, Pringuet ne rend compte que de la forme historique par les deux points de vue (loi de la mère ou non du père) pour finir par avancer l’existence d’une essence « immuable xiv» du suicide. Pour Pringuet, ce qui paraît immuable est le fait que la réalité historique donne sa forme au suicide alors que la signification du suicide lui-même, échappe à cette réalité historique.
Au final, le prétendu « sens » du suicide au Japon ne tient pas, il échappe à la rationalité aussi bien japonaise qu’occidentale. Ce « sens » est remplacé par une mythologie.
Pringuet affirme (malgré lui) la possibilité de lire le sens du symptôme suicide par un abord historique. Du coup, l’ensemble de sa sociologie devient une mythologie.
Les autres commentaires de Pringuet :
- Maurice Pringuet, La mort volontaire au Japon
- Le sottisier médical et la bosse du suicide
- Sébire et Pringuet : le suicide de remontrance : Kanshi
- Le symptôme suicide japonais
- Lecture japonaise du suicide contre aperçu occidental
- Le shinju, mourir d’amour au Japon
- Le suicide, pur signe
i – p. 76
ii – p. 85
iii – p. 89
iv – p. 90
v – p. 100
vi – p. 100
vii – note 38, p. 321
viii – p. 94
ix – p. 60
x – p. 61
xi – p. 61
xii – p. 62
xiii – p. 62
xiv – p. 62