Pringuet est orienté vers la recherche d’un sens (qui soit culturel) pour le suicide dans l’histoire du Japon. Il veut dégager les différentes signification du suicide au fil des époques historiques que le Japon a traversées.
Dans une première étape, il a commencé par se démarquer de la science médicale pour en dénoncer la sottise. À l’opposé, le suicide de remontrance (Kanshi), est un acte tout entier inscrit dans l’opinion générale, la rumeur et dont la signification paraît tout particulièrement politique.
Il est évident que Pringuet nuance et qu’il ne se limite pas à schématiser les formes de suicides selon une bipolarité trompeuse. Il ne mentionne la typologie de Baechler que pour en dénoncer l’insuffisance quand elle se trouve appliquée au Japon. Cette classification arbitraire des caractères des suicides par Baechler, n’habille pas toutes les formes que le suicide prend dans l’histoire du Japon. Il lui faut d’autres vêtements.
Par contre, Pringuet est un lecteur attentif de la psychanalyse dont il semble tirer l’essentiel des notions fondamentales. Ce qui m’a paru particulièrement pertinent. Pringuet s’est dégagé de la tendance forte des années 60. Celle qui a consisté à tout déchiffrer sous l’angle du point de vue paternel. En ce sens, Pringuet est anti-freudien, il se démarque du Freud du Moise et de Totem et tabou. Au contraire, il relève, il note, une structure de la famille japonaise ordonnée par le désir de la mère 1. Pringuet porte les lunettes du complexe maternel. Voyons de quelle façon.
Dans le chapitre IV, intitulé « le symptôme suicide », Pringuet cherche à lier le modèle économique japonais à la structure de la famille japonaise. Si ce lien existe, qu’elle forme de suicide cela peut-il produire ?
« Tu les fais rire – et tu me fais pleurer »
La famille japonaise est orientée par le désir de la mère. Toute son organisation s’appuie, selon Pringuet, sur une licence absolue donnée à l’enfant par la mère. « L’enfant japonais commence par une licence infinie 2 ». Le prix de cette licence est sacrificiel. La mère s’abstient de faire obstacle à l’enfant, du coup, elle se pose comme un obstacle entre l’enfant et le social au prix de son propre sacrifice.
Le père est lointain, la mère est au service de l’enfant, en symbiose avec lui. « Au lieu de formuler directement une interdiction, donc d’entrer en conflit avec le désir de l’enfant, la mère prend le biais de détourner son attention sur une sucrerie, ou bien de l’avertir : « on ne peut pas faire ça ! C’est dangereux ! » Et surtout : « que dira-t-on ? Tout le monde va rire de toi ! ».
Cette façon de mettre en cause les risques extérieurs et le regard des tiers souligne implicitement la solidarité de la mère avec son enfant : ce n’est pas la colère de maman qui est à craindre, ce n’est pas devant elle qu’on risque d’avoir honte mais devant tous les autres, et d’abord devant le père. S’il faut s’excuser, c’est elle qui le fera à sa place, non sans lui faire remarquer qu’elle doit, elle-même honteuse et confuse, assumer la responsabilité des peccadilles qu’il a commises. La force dissuasive de la honte est alors décuplée par l’expression d’une injonction plus sérieuse : « tu les fais rire – et tu me fais pleurer 3 ».
« Au lieu de briser, de mater ou de mépriser la colère de l’enfant, elle s’applique à la souffrir, sacrificiellement 4 ». « L’individuation est donc plus tardive, plus fragile en climat de japonais. Le paradis fusionnel de la première enfance reste inscrit dans le psychisme, idéalisé par la mémoire en un moment de pure harmonie, où la discipline de l’âge scolaire était inconnue, ou les obligations, les sanctions, les compétitions n’existaient pas encore. Ce noyau de nostalgie alimente les tentatives de régression (…) 5 ».
La licence « infinie » de la mère japonaise à l’égard de son enfant, a pour effet d’éloigner la mère de la sexualité conjugale, y compris dans la traduction architecturale du foyer. La notion même d’une chambre close et d’un territoire privé, réservé aux parents (et donc, interdit à l’enfant) est inconcevable en architecture japonaise. « C’est plutôt la sexualité conjugale qui cède le pas à l’intimité familiale 6 ».
Cela se traduirait pour l’enfant par une sorte de climat de nostalgie que l’on retrouve dans les romans de Mishima. Neige de printemps est ainsi le roman japonais du souvenir. Kiyoaki est tout entier plongé dans la reviviscence du passé.
La configuration de la famille orientée vers la mère se retrouverait, selon Pringuet dans la mythologie. La théogonie japonaise évoque ainsi la violence infantile envers la mère et le sacrifice de la mère : la princesse Izanami meurt des brûlures de son fils. La déesse Amaterasu est blessé par son frère et se retire dans une grotte mortelle 7.
La structure économique du Japon en est elle aussi, marquée. L’idéalisation du sacrifice y laisse ses traces. La conscience de clan, la riziculture, l’idéologie familialiste et féodale tient lieu de capitalisme occidental. Le modèle est terrien, la production est domestique, organisée sur un territoire permanent. La modernisation du Japon s’est « appuyée sur les traits inscrits dans la tradition 8 ».
Et ce modèle économique implique une forme particulière de suicide. Ainsi, la seule issue se trouve être : « Sur la pression de la nécessité économique pour les communautés rurales, de régler leur équilibre démocratique par le sacrifice à demi volontaire de veuves inutiles 9 ».
Le suicide de « solidarité » : Oyako Shinju ou ikka Shinju
Ne nous y trompons pas, il s’agit d’un bouleversement fondamental de la façon dont nous pouvons interpréter les suicides de notre point de vue occidental.
D’abord, parce que les actes de ces suicides sont le plus souvent ceux de figures maternelles. Le suicide des mères, des épouses, des tantes, des soeurs…
Ainsi, la forme la plus commune est le suicide familial : Oyako Shinju ou ikka Shinju. Le plus souvent c’est une mère qui se tue par empoisonnement ou par noyade avec son bébé. Pringuet parle de ce suicide par « solidarité ». À entendre comme le fait que l’enfant et la mère sont solidaires, ils sont liés, soudés au-delà de la mort. « La mort lui semble (la mère) pour lui (son enfant) préférable à la séparation. Elle ne doute pas qu’il ratifierait ce choix, s’il pouvait déjà parler et formuler son avis. Elle sait enfin qu’elle pourra, morte, compter sur la compassion de l’opinion publique : peut-être n’approuvera-t-on pas son acte, mais on le comprendra 10 ». Un expert de ces suicides en a dénombré 494 pour la seule année 1975.
Conséquences éthiques
Mais, cette orientation matri-linéaire de la famille au Japon, débouche sur une idéalisation de l’Autre qui tranche avec le libre arbitre occidental. « Le surmoi japonais est la conscience du lien (maternel), le surmoi occidental, de la loi (paternelle) 11 ».
La licence maternelle pousse au sacrifice de la mère. Elle généralise la faute de l’individu vivant au monde.
« Les Japonais sont entraînés depuis toujours à assumer emphatiquement leur faute 12 ». « La tendance japonaise est de laisser une intimité étroite et de culpabiliser l’indépendance (ingratitude, déloyauté), en rejetant la faute sur le fils infidèle et frivole 13 ».
« Enfin, quand l’heure est trop sévère, quand le retour au réel devient intolérable, c’est à la mort qu’on est tenté de réclamer le passé. Somme toute, l’hypothèse formulée par Héraclite et par Nietzsche du retour éternel, n’est pas la moins sage, ni la moins plausible (des hypothèses) 14 ».
Le monde japonais
La loi occidentale serait garantie par une éthique de la volonté et du libre arbitre. Au Japon, il y aurait une autre sorte de loi qui pousse au sacrifice du sujet au profit de sa fonction dans le social, sa place, son rôle, son titre. La place laissée vide par l’effacement pour le sujet de la volonté et du libre arbitre, est toute entière remplie par un impératif pesant sur le sujet de se soumettre à cette loi sacrificielle de la mère.
Platon condamnait le réel pour promouvoir la justice personnelle. On ne jugeait pas les faits criminels en eux-mêmes, mais à la façon dont le sujet y plaçait sa volonté. Sa responsabilité était jugée à l’aune de sa volonté et de son projet pour le monde.
Au contraire, « le sentiment japonais ne conçoit la justice que comme l’euphorie de la réalité». « La présomption individuelle est d’emblée découragée 15 ».
Le monde japonais prévaut sur le sujet. « Le sujet japonais est trop étroitement lié à son monde, qui est tout son bien : son devoir ne peut être que d’exercer sa vigilance contre soi-même, au nom du bien de ce monde 16 ».
Alors, le sujet ne se définit que par les actes qui conforte ce monde, « Le rôle bien rempli, synonyme soit-il, apaise et conforte, l’être n’est plus que la série parfaitement accomplie de ses gestes 17 ».
Sa fonction dans le monde est primordiale. « Il existe un narcissisme de rôle 18 ».
Le suicide provoqué par une réprimande : Shikarare jisatsu
Alors, toute dérogation à l’exercice correct de cette fonction, devient dramatique. Susceptible de mener au suicide. Un écart à la façon dont le sujet doit assurer la bonne réalisation de ses fonctions dans ce monde, peut lui être reproché et le sujet l’expier par son suicide. « Le sujet, atteint dans son personnage social, expie la faute ou la simple négligence qu’on lui reproche 19 ».
Ce point donne une autre lecture possible du suicide au travail comme ceux que l’on a pu voir en France chez Renault au Technocentre. Et la banalité de ce genre de suicide au Japon est bien plus qu’un euphémisme.
Dans la conception japonaise du destin, la responsabilité est très étendue : « l’intention du sujet n’est pas prise en compte. (…) On ne met pas en doute (…) la bonne volonté de l’employé incompétent : on souligne l’état de fait, on demande au sujet de se juger en le jugeant. (…) Ainsi fait Œdipe, lorsqu’il assume en se crevant les yeux toute la responsabilité d’une situation où sa volonté pourtant fut en rien engagée 20 ».
L’effet quand à l’éthique, crée une autre forme de loi. Puisque l’Autre maternel s’est sacrifié pour toi, tu dois faire en sorte de préserver cet Autre, de ne pas le bouleverser, ni de le modifier, tu dois le maintenir, le préserver.
En Occident, on évalue la volonté, que pouvais-tu savoir, que pensais-tu vouloir ?
Au Japon, « on a suivi le mouvement contraire, on négligea la source impénétrable de l’acte. Pour mesurer la responsabilité, on descendit vers l’aval, jusqu’au résultat. On entraîna le sujet à se sentir lié par des conséquences qu’il n’avait pas voulues, solidaire de son acte jusque dans ses suites imprévues. On le dissuada de se disculper. La doctrine bouddhique du karma fournissait une justification à ce choix critique : ce qui m’advient aujourd’hui est la juste rétribution de mes vies passées (…) Mieux vaut assumer à chaque instant la totalité insaisissable du destin. Il peut m’écraser sans changer ce que je suis, ce que je dois être. Au-delà de tout échec, cette noblesse n’est promise. Misérable peut-être, je saurai comme Œdipe, rendre ma misère plus admirable que ma félicité 21 ».
Suicide de responsabilité : sekinin jisatsu
Assurer le maintien de la structure à tout prix, est une responsabilité qui s’étend aux épouses.
Là aussi, la structure familiale, idéale, mythique, éthique, législative, architecturale, économique, de ce désir maternel, pèse lourdement sur la forme des suicides et y imprime sa marque. C’est une spécificité japonaise que certains passages à l’acte suicidaires visent à maintenir la complétude de l’Autre. Il s’agit de recouvrir avec le sacrifice du sujet, la faille ouverte par la faute de l’Autre.
Un exemple en est l’épouse du samouraï qui est obligé de s’effacer si elle se trouve inapte à assumer la responsabilité de perpétuer le bonheur de la famille dans laquelle elle est accueillie. Il s’agit d’un suicide dit « de responsabilité », sekinin jisatsu. Le nombre des épouses répudiées est très élevé dans les familles du samouraï 22.
L’analyse de Pringuet a quelque chose de pertinent. L’idée d’une famille japonaise orientée par le « licence infinie » de la mère à l’égard de son enfant, paraît une remarque très judicieuse. Cette orientation semble conditionner des formes méconnues de suicide comme les suicide par réprimande (Shikarare jisatsu ), le suicide par responsabilité (sekinin jisatsu) et le suicide de solidarité (Oyako Shinju, ikka Shinju).
Les autres commentaires de Pringuet :
- Maurice Pringuet : La mort volontaire au Japon
- Le sottisier médical et la bosse du suicide
- Sébire et Pringuet : le suicide de remontrance : Kanshi
- Lecture japonaise du suicide contre aperçu occidental
- Le shinju, mourir d’amour au Japon
- Le suicide, pur signe
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1- – sur l’importance de ce changement d’optique, Geneviève Morel a écrit un livre important, La loi de la mère, qui reprend en détail les bouleversements paradigmatiques majeurs que cela entraîne. En particulier, la nécessité de se faire un idée claire de la notion lacanienne de sinthome.
2- Pringuet M., La mort volontaire au Japon, Tel Gallimard, n° 185, Paris, 1984, p. 52
3- p. 51
4- p. 53
5- p. 53
6- p. 52
7- p. 54
8- p. 41
9- p. 45
10- p. 61
11- p. 55
12- p. 50
13- p. 53
14- p. 53
15- p. 56
16- p. 56
17- p. 57
18- p. 57
19- p. 57
20- p. 59
21- p. 60
22- p. 59