Voici une lettre de Sigmund Freud adressée à Binswanger, publiée dans la correspondance (Sigmund Freud – Ludwig Binswanger : correspondance, 1908-1938, trad. R. Menahem et M. Strauss, Calmann-Lévy, Paris, 1995).
Cette lettre est précieuse pour poursuivre la réflexion à propos du suicide. En particulier, le commentaire centré sur la différence des sexes qui pourrait faire croire qu’il existe un suicide d’homme et un suicide de femme. Il n’est pas certain que Freud ait voulu donner suite à ces élucubrations qui ne sont que mentionnées dans une note de bas de page de l’observation sur la jeune homosexuelle (Freud S., « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1974). D’une façon fort discrète donc….
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(Lettre 16 F)
Prof Dr. Freud
Vienne, IX. Berggasse 19
le 2 mai 1909
Cher Docteur !
Dans les jours qui viennent vous retrouverez votre manuscrit 1. Je l’ai étudié comme j’ai pu; il m’a fallu amadouer votre méchante écriture, finalement ça a marché.
L’analyse va aussi loin que possible quand manque le retour au noyau des complexes infantiles; son effet sera d’autant plus instructif qu’elle est incomplète. Il est difficile de critiquer en détail, car tout est correct, subtil et bien agencé 2.
Surtout, la répartition des différents aspects me semble tout à fait pertinente. Au premier plan il y a la composante homosexuelle, croisée avec le déplacement sur la zone orale. Une seule fois vous êtes en contradiction avec mon expérience et c’est justement ce passage que je voudrais un peu creuser pour pénétrer dans le domaine infantile encore inexploré. Vous dites qu’Irma 3 offre l’exemple d’un choix d’objet non incestueux. Je prétends que Mlle Faure 4 n’est rien d’autre qu’un substitut de mère du milieu de la vie.
Les preuves en sont probablement les crises qui ne peuvent s’expliquer complètement que par la régression à la préhistoire infantile, c’est-à-dire aussi par les fantaisies qui y conduisent. Qu’Irma ait perdu son père si tôt pourrait bien avoir eu une grande influence sur sa fixation homosexuelle.
On observe souvent une telle étiologie. Les fantaisies concernant un cercueil – le fait d’être enterré vivant, de mourir avec un autre – vous semblent superflues ou sont-elles encore dépourvues de leur dernière interprétation?
Le cercueil = le ventre maternel, être enterré vivant = la vie in utero. Les fantaisies montrent ainsi qu’il s’agit d’un retour dans le ventre de la mère et Mlle Faure s’impose comme son substitut. Ou bien Irma a été une suçoteuse (ce que vous niez) ou bien elle a été à un certain moment gavée de baisers. La troisième fantaisie: être à deux dans une tombe = être couchée dans le même lit. La question est de savoir
combien de ces caresses, qui sont à l’origine de la première fixation de la libido, sont le fait de la répétition par Mlle Faure et quelle est la part qui revient entièrement à l’époque du maternage par la mère. Je crois que Mlle Faure a grandement motivé l’oralité, car elle est aussi une neurotica qui s’abandonne à ces fantaisies à partir des mêmes complexes (empoisonnement = grossesse). Sur la voie de cette régression se trouvent les fantaisies de prostitution que vous avez si justement mises en valeur. Mais derrière la peur de l’infection, qui sort un peu du contexte, se cache le désir angoissé d’avoir (et de ne pas avoir) un enfant. La fécondation (au sens biologique) est aussi une infection; les spermatozoïdes appartiennent aux bactéries les plus redoutées! (Ici trouverait aussi sa place le manteau = préservatif). Regarder fixement son image dans le miroir, qui signifie la peur d’être défiguré, se justifie par le rapport entre déformation et grossesse. »La réflexion sur l’aspect qu’aurait la chambre * Si on avait une tête de mort, et l’intérêt porté à « comment c’est à l’intérieur », se réfèrent, bien entendu, tous deux à l’intérieur d’une bonne femme », c’est-à-dire d’un ventre maternel.
Quand une femme se jette par la fenêtre, non seulement elle tombe (ce qu’elle représente généralement par une simple chute au niveau du sol) mais elle met bas. Pensez au petit Hans et aux chevaux qui tombent! Naturellement, le sang fait aussi partie du tableau, ce qui explique l’effet de trauma quand elle a entendu le cri. C’est l’effroi sadique devant les atrocités de l’accouchement. Il me semble qu’ainsi tout débouche sur le complexe maternel, par des chemins bien tracés, des chemins typiques. Quand une hystérique désire un enfant, elle s’identifie à sa mère et dévie
finalement elle-même l’enfant dans le ventre de la mère.
Vous qui connaissez tellement mieux que moi – qui n’en ai lu que le compte rendu – les détails de ce cas, vous pourriez essayer cette clé pour voir si elle n’ouvre pas aussi les autres petites énigmes restantes de cette analyse. Disposez à votre guise de ces remarques dans le désordre, au cas où elles pourraient vous servir.
Rattaché à ce qui précède, un aperçu des modalités de suicide caractéristiques des hommes et des femmes. Ce sont, sans exception, des réalisations symboliques de désirs de nature sexuelle (avec un signe négatif).
La femme:
se jette à l’eau c.à.d. va vers l’enfantement,
se jette par la fenêtre – met bas,
s’empoisonne – devient enceinte.
L’homme se pend – devient un pénis (pendere),
se tue avec une arme à feu – manipule le pénis.
Dans sa sagesse prémonitoire, Busch dans «Max et Moritz », dit en parlant des poules: Chacune pond vite encore un œuf, Et puis la mort survient.
Monsieur v. T. fait des progrès, heureusement pas trop rapides, et il est plus docile qu’avant. Il a maintenant le courage de parler de ses complexes parentaux.
Je vous salue cordialement et espère avoir des nouvelles de vous et du bien-être de votre petite famille.
Votre Freud
Meilleures salutations à votre père.
* Frauenzimmer, bonne femme; ce mot composé de «femme » et « chambre»
se prête aux jeux de signifiants, chambre = intérieur, etc
l. Cf.4 F, note 3.
2. Binswanger (1956c), p.23, remarque à ce sujet: «Pour essayer de comprendre l’intérêt que suscite encore aujourd’hui la critique faite par Freud de mon « essai », il faut savoir qu’il s’agissait chez Irma d’états crépusculaires et d’excitation hystérique graves au cours desquels elle sautait du lit, secouait portes et fenêtres, voulait se jeter par la fenêtre, criait qu’elle devait aller au cimetière pour déterrer des cadavres et les manger, se mordait elle-même cruellement au bras, prétendant qu’elle était couchée dans une tombe et qu’une femme venait pour la croquer. Se contemplait souvent dans le miroir. Les thèmes principaux, en dehors de la mort et d’être enterrée, des cadavres et de leur dévoration, portaient sur l’hétéro- et l’homosexualité et aussi sur la nourriture. Pour comprendre les interprétations de Freud il faut savoir qu’au cours de ces états crépusculaires, la vision d’une ancienne gouvernante, Mlle Faure, a joué un rôle essentiel. Quand Irma était encore enfant, cette femme a développé une maladie mentale à la suite d’une diphtérie légère. Elle se griffait le cou jusqu’au sang, étendant qu’on lui avait fait subir une trachéotomie, criait et implorait qu’on la laissât vivre, qu’on ne l’enterrât pas vivante avant qu’elle soit morte, etc. Et cela a duré deux jours, écrit sa mère, avant qu’une institution puisse la prendre en charge. Les enfants auraient entendu tous ces propos et ces cris. Irma, qui aimait énormément Mlle Faure, en avait été impressionnée d’une façon ineffaçable. Souvent, Mlle Faure apparaît sous forme d’hallucination à Irma, qui s’entretient alors avec elle ou lui parle du passé; elle lui dit combien Mlle Faure avait été gentille avec elle, l’avait peut-être un peu trop gâtée » mais que ça avait été bien quand même « . Elle (Irma) avait le droit de l’aimer parce qu’elle était une fille; elle devait recevoir tout l’amour dont elle disposait. Mlle Faure l’avait embrassée assez sauvagement sur la bouche et les yeux quand elle était déshabillée, étendue sur son lit. (Tous ces propos tenus lors d’états crépusculaires). »
3. La patiente de Binswanger dans » Essai d’analyse d’une hystérie » (1909a) ;
cf.2 F, note 4.
4. La bonne d’enfant de la patiente de Binswanger (1909a).