Personne ne croit à sa propre mort, Freud

A lire la conclusion freudienne de 1915, « Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort !», nous pourrions penser que Freud encourage au suicide.
Il n’en est rien. Freud a des certitudes sur la mort, certes. Mais son pessimiste plaidoyer exclut la possibilité même du suicide. Nous sommes en pleine première guerre mondiale. Freud souffre de ses effets, plusieurs de ses amis sont au front. Sa vie quotidienne en est transformée, il ne peut plus circuler là où il aime se rendre en vacances l’été par exemple. On peut même supposer que cette guerre lui permettra de passer à un remaniement théorique important les années suivantes avec la notion de pulsion de mort. Freud est à l’arrière, il n’est pas un combattant et ne l’oublie pas. Par contre, il reçoit les témoignages de ses élèves comme Férenczi ou Abraham qui se trouvent au front.
Freud sait qu’il ne connaît pas la mort. Je crois qu’il importe de s’en rappeler pour concevoir l’acte suicide au plus près de sa réalité.
Pour commenter Freud, je me cale ici sur son texte sur la guerre et la mort de 1915 : « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ».
Nous ne savons rien de la mort et nous ne voulons rien en savoir. Notre propre mort bien sûr :

« Notre propre mort ne nous est pas représentable et aussi souvent que nous tentons de nous la représenter nous pouvons remarquer qu’en réalité nous continuons à être là en tant que spectateur. C’est pourquoi dans l’école psychanalytique on a pu oser cette déclaration : personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité ».

La mort du voisin, de l’autre, de l’ennemi ou de l’étranger nous indiffère. Dans certaines circonstances, elle ne nous pose pas le moindre problème, on s’en « accommode » très bien. Pendant la guerre par exemple. De ce point de vue nous sommes tous des sauvages guerriers. Car la mort « signifiait (pour l’homme des origines) l’anéantissement de ce qu’il haïssait ». Ainsi l’histoire de l’humanité est-elle pleine de meurtres, p. 30.
Pour notre propre mort, le paradoxe est que nous l’avons à la fois « pris au sérieux, reconnue comme abolition de la vie » et à la fois « niée et réduite à rien », p. 30. Nous reconnaissons la mort de l’autre et nous nions la notre. Car, elle est strictement inexistante au niveau inconscient. A ce niveau, nous nous pensons immortels. « Personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité », p. 26.
Mais avec la première guerre mondiale, l’homme ne pouvait plus « tenir la mort à l’écart, parce qu’il y avait goûté dans la douleur que lui avait causée en mourant le disparu, mais il ne voulait pourtant pas le reconnaître parce qu’il ne pouvait se représenter mort lui-même », p. 32. La mort n’est pas « représentée », aucune image ne permet de la figurer.
Est-ce que ceux qui se suicident rêvent de leur suicide ? A suivre Freud, cela ne devrait pas être possible.
Il faudrait chercher si le rêve d’un suicidaire permet de représenter sa propre mort ou si cette représentation peut effectivement se ramener à la représentation de la mort d’un autre. Il est probable que cela soit la deuxième situation qui soit vraie. S’il est vrai que le rêve ne peut que représenter le sujet, il ne peut le présenter directement sans la médiation de l’image ou du mot, alors, le rêve ne peut non plus que représenter sa mort sans passer par l’image de la mort d’une autre personne que le sujet ou un mot (qui n’est toujours pas le sujet).
L’énigme du suicide demeure. Si on ne peut se représenter sa propre mort comment peut-on la vouloir ?
Il faudrait reprendre la construction freudienne et se faire une idée du bâtiment conceptuel qu’il construit sur ces certitudes à propos de la mort. Et les fondations ne sont pas simples à mettre à jour.
Il y a l’affirmation initiale (je suis immortel), le présupposé (je nie que je puisse un jour mourir), l’axiome (je ne peux me représenter ma propre mort) et surtout une déduction.
Nous sommes une humanité de meurtriers dont la pulsion criminelle n’attend que la première occasion pour s’exprimer. Il devient facile d’élever des cloisons entre ces murs conceptuels : la civilisation, la religion, le christianisme surtout, et la philosophie, ne viennent que comme les raisons avancées secondairement pour maintenir un écart entre la mort de l’autre et la possibilité de notre propre mort.
1- L’axiome. « Notre inconscient ne croit pas à la mort, il se conduit comme s’il état immortel. (il) ne connaît absolument rien de négatif, aucune (dé)négation – en lui les contraires se recouvrent – et de ce fait ne connaît pas non plus notre propre mort, à laquelle nous ne pouvons donner qu’un contenu négatif », p. 36. Littéralement, la mort n’existe pas dans l’inconscient, elle a un contenu négatif, elle est rien, elle n’est pas représentée. Un vide absolu, un blanc illisible, un saut de lecture. Notre propre mort n’est pas une perception sensible, elle est une idée vide de signification. Ce qui explique la possibilité de l’héroïsme.
Le héro qui se lance dans la bataille ne pense tout simplement pas qu’il pourrait y mourir. « Y peut rien t’arriver », p. 36. Nous sommes comiques, nous les hommes qui comme dans les cartoons de Tex le coyote, pouvons mourir dix fois de suite dans l’épisode et nous relever à chaque fois comme si de rien n’était.
2- La déduction. D’abord la sauvagerie de la guerre. Il faut supposer ce qui la précède. Avec la guerre, il nous a fallut admettre la mort de l’autre, nous ne pouvions plus tenir à l’écart notre propre mort sans pour autant la reconnaître. Freud passe par la pulsion de meurtre. Elle est entièrement « déduite »: « Un interdit (« Tu ne tueras point ») si puissant ne peut se dresser que contre une impulsion d’égale puissance. Ce qu’aucune âme humaine ne désire, on n’a pas besoin de l’interdire, cela s’exclut soi-même », p. 85. Il nous faut donc en conclure que l’impulsion à tuer est d’une puissance inégalée. Cette pulsion est inaltérable et n’attend qu’une occasion pour se manifester. « Les pulsions inhibées » font « irruption vers la satisfaction si l’occasion s’en présente », ce qui montre sa « plasticité », cette pulsion « coexiste » avec les autres pulsions, elle « subsiste à côté », elle est « impérissable », p. 22.
3- Si la pulsion meurtrière est déduite, le vide de représentation de notre mort est affirmé. La raison ne peut avoir de prise sur une représentation qui n’existe pas. Elle n’a même pas à l’écarter, la représentation absente s’écarte d’elle-même. Le refus de notre propre mort demeure inaltérable. Il ne sert de rien de chercher à persuader le suicidaire de renoncer à son acte. Il se croit déjà immortel.
4- Si nous croyons immortels, la volonté de mourir n’existe pas au niveau inconscient. Seuls existent la pulsion de tuer (inconsciente) et la volonté (consciente) de tenir notre propre mort à l’écart de celle des autres. Freud ne fait aucun recours à l’instinct de conservation, ni à une prétendue « pulsion de vie », rien ne fait vraiment obstacle à ce que la pulsion meurtrière ne se manifeste.
5- Ensuite, l’histoire du Christ : « si le fils de Dieu a été forcé de sacrifier sa vie pour délivrer l’humanité du péché originel, il fut selon la loi du talion – rendre la pareille – que ce péché ait consisté en un mort, en un meurtre. Cela seul pouvait exiger pour son expiation le sacrifice d’une vie », p. 31. Cela a une telle importance que nous en avons construit un système religieux sur ces bases. La civilisation continue éternellement à dénier notre propre mort. En inventant la vie après la mort, la « persistance des âmes » et la vie avant la vie. Avec le christianisme, un pas de plus est accomplit. La vie après la mort vaut mieux que la vie elle-même. La mort est « plus précieuse », « pleinement valable », le christianisme « rabaisse la vie, que la mort termine, à une simple préparation », p. 33-34. En ce sens, la religion œuvre pour réduire l’intérêt de supporter la vie. La promesse de l’éternité pousse à chercher à maintenir dans l’au-delà le refus de notre propre mort.
6- Conséquences pour le suicide. La pulsion suicidaire n’existe pas. L’expression du « meurtre de soi-même » (sui cider, tuer soi) est donc tout à fait adaptée ! Le suicide ne peut alors se comprendre que dans le cadre étroit d’un « suivisme » par le sujet. Le suicidaire « suit » celui qu’il vient de perdre. La mort de l’autre est fascinante : « à l’égard du mort lui-même nous avons un comportement particulier qui ressemble presque à l’admiration témoignée à celui qui a réussi quelque chose de très difficile », p. 27. Nous vivons un « total effondrement quand la mort a frappé un de nos proches » (..) Nous enterrons avec lui nos espoirs, nos exigences, nos jouissances, nous ne nous laissons pas consoler, et nous nous refusons à remplacer celui que nous avons perdu. Nous nous comportons alors comme une sorte d’Asra, ces êtres qui suivent dans la mort ceux qu’ils aiment », p. 28 (allusion au poème de H. Heine, « Der Asra » dans Romanzero. Les Benou-Azra étaient une tribu arabe célèbre en amour). J’ai recherché des informations sur les Asra. Mais, pour l’instant, je n’en trouve pas….
7- Le raisonnement est le suivant : je ne peux pas mourir de toute façon, par contre, il faut que l’être que je viens de perdre continue à vivre. Je vais alors lui prêter ma vie inaltérable pour qu’il continue à vivre dans l’au-delà. D’où l’exemple d’Ulysse parlant à Achille : « ne t’afflige pas d’être défunt, Achille » ! Ou encore, la version de Heine aussi citée par Freud : « moi, le Pélide, le héros mort, prince des ombres au souterrain séjour ».

8- Freud, des années plus tard, maintiendra cette conception. Le suicide est le produit d’un acte du sujet conscient auquel s’allie la force d’une pulsion meurtrière inconsciente d’une « puissance inégalée » : « Peut-être personne ne trouve l’énergie psychique pour se tuer si premièrement il ne tue pas du même coup un objet avec lequel il s’est identifié, et deuxièmement ne retourne par là contre lui-même un désir de mort qui était dirigé contre une autre personne », (« Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion).

9- Y-a-t-il une issue ? Freud condamne clairement l’action néfaste de la civilisation et de la religion qui donnent des arguments et des occasions à la pulsion meurtrière de s’exprimer et empêche le sujet de « supporter » une vie difficile.

« Ne devons-nous pas convenir qu’avec notre attitude de civilisé à l’égard de la mort nous avons, une fois encore, vécu psychologiquement au-dessus de nos moyens et ne devons-nous pas faire demi-tour et confesser la vérité ? Ne vaudrait-il pas mieux faire à la mort, dans la réalité et dans nos pensées, la place qui lui revient et laisser un peu plus se manifester notre attitude inconsciente à l’égard de la mort, que nous avons jusqu’à présent si soigneusement réprimée. (…) cela présente l’avantage de mieux tenir compte de la vraisemblance et de nous rendre la vie de nouveau plus supportable. Supporter la vie reste bien le premier devoir de tous les vivants. L’illusion perd toute valeur quand elle nous en empêche. (…) Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort », p. 40.

« S’organiser pour la mort », contrairement à un appel au suicide, est un plaidoyer pour supporter la vie. Freud propose de « faire une place » à la mort, une signification « vide de représentation ».
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Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), Essais de psychanalyse, petite bibliothèque Payot, 15, Paris, Payot, 1981, (Article en ligne)
Freud S., « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1974, p. 261

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