Le « mot » de la fin !

Au fil de nos commentaires, nous avons pu préciser plusieurs choses à propos de l’Ophélie de la tragédie de Shakespeare. Les diverses qualités qui nous la présentent. Les fonctions qu’elle peut assumer dans ses relations avec les autres personnages de la pièce. Les effets que cela a dans le déroulement de cette pièce et en particulier pour Hamlet. Je considère que les qualités de la présentation, les fonctions assumées dans les relations et les effets de ces fonctions, sont trois modalités du sujet Ophélie dans cette pièces, trois modes de son être.


De ces trois repères, son être surgit en négatif et nous pouvons le cerner autour de quelque chose que vient représenter le saule, l’arbre auquel elle s’identifie. Le saule présentifie une chose abandonnée qui chante une illustre épopée, dédaignant sa propre mort (1).
Ces trois modes de l’être d’Ophélie nous permettent de déduire une structure pour son passage à l’acte. Selon la méthode évoquée par Lacan. Ce dernier estime qu’une telle entreprise de construction est envisageable :

« Si nous essayons de porter ceci à propos de chaque cas, si nous faisons dans chaque cas un effort d’interrogation, nous retrouverons là ce que je prétends avancer comme une structure (2)″.

C’est bien cet effort d’interrogation que nous avons essayé de fournir à propos d’Ophélie. Voyons comment cela nous mène-t-il à une structure.
En ce qui concerne les représentations d’Ophélie, le tableau paraît très serré autour quelques qualités remarquables. Ophélie se présente sous les auspices d’une sirène fantomatique, blanche et hurlante (3). C’est aussi une dépouille, un corps sans esprit (4). C’est celle dont on ne sait rien, celle qui sait (5), celle qui « ne pense rien » (6).
En fonction, dans son rôle, Ophélie est dans une position très exceptionnelle. Identifiée au fantôme du père, elle le représente à Hamlet (7). Elle présente les deux faces de l’objet, à la fois aimée et déchue (8), elle est objet d’échange (9). Cet « objet qui était là (10)».

Pour Hamlet, Ophélie est l’objet du désir (11). Du fait de sa chute au yeux d’Hamlet, ce qui semble largement contribuer à son suicide, Lacan estime d’ailleurs que le phallus qui est lié à cet objet de désir est « rejeté » par Hamlet :

« Il s’agit bien de cela, c’estàdire d’une transformation de la formule ($<>p) et sous la forme du rejet, est démontré, une fois que vous vous en êtes aperçu, par tout à fait autre chose que par l’étymologie du nom Ophélie. La conception est une bénédiction, dit Hamlet à Polonius, mais prenez garde à votre fille. Tout le dialogue avec Ophélie montre bien que la femme est ici conçue uniquement comme le porteur de cette turgescence vitale qu’il s’agit de maudire et de tarir. Comme l’usage sémantique le montre, une nunnery peut aussi bien à l’époque désigner un bordel  » (12).

Il s’agirait de « maudire » et « tarir » la femme comme « porteuse de la turgescence vitale » (du phallus).

Mais aussi, Ophélie interroge le père : en est-on certain ? (11). Elle interroge notre place dans l’Autre, quel vers est-on ? (12). Elle libère la vérité en chantant (13). Ce dont personne ne veut.

Les effets de son action sont alors plus visibles. Ophélie nous rappelle que si nous ne savons rien (14), nous pouvons toutefois recevoir ce savoir de l’autre (15). Cette chose qu’elle nous donne est le signifiant de la vérité, notre vérité, ce que nous pouvons savoir de nous-même. Ce sont ces fleurs qu’Ophélie distribue à tours de bras, comme autant de signifiants.

L’expression de Lacan, le « signifiant essentiel (16)», vient là pour préciser la nature de ces signifiants floraux :

« L’élément signifiant essentiel pour autant qu’il est ce qui surgit (…) comme symbole de son désir, ce désir de l’Autre qui fait l’effroi du névrosé, ce désir où il se sent courir tous les risques (16)».

Ce signifiant « essentiel » marque, signale et indique « l’essence », « l’être éternel » du sujet.

Et c’est quelque chose de terrifiant de savoir que l’on pourrait recevoir ce signifiant de l’Autre. Mieux vaut rejeter cela et se débarrasser de ce cadavre embarrassant (17). Ophélie montre qu’à peine le temps de dire « ouf (18)», l’être éternel apparaît et qu’il est profondément articulé à la perte de soi :

« Plus le sujet s’affirme à l’aide du signifiant comme voulant sortir de la chaîne signifiante, et plus il y entre et s’y intègre, plus il devient lui-même un signe de cette chaîne. S’il s’abolit, il est plus signe que jamais. La raison en est simple – c’est précisément à partir du moment où le sujet est mort qu’il devient pour les autres un signe éternel, et les suicidés plus que d’autres (19) ».

D’où la structure de son passage à l’acte. Ophélie devient le signe de l’existence d’un tel « signifiant essentiel ». En tant qu’objet, elle est celle qui présente le signe qu’il manque un signifiant à l’Autre. En lieu et place de notre être : a sur s de A barré.

Le sujet Ophélie est divisée par son savoir sur la vérité de l’Autre et l’objet qu’elle incarne. Le phallus qu’elle porte aux yeux d’Hamlet, précisément, recouvre cette division. Objet et savoir sont deux choses flottantes, volantes, fluides et détachables. Dans les séminaires ultérieurs, Lacan le formalisera sous la forme de l’objet « petit a ». Comme ces fleurs qu’elle nous lance pour désigner notre être. Cette division est sa perte. Ophélie choisit les fleurs au prix de sa noyade, ce qui correspond à la formule lacanienne du fantasme : S barré poinçon petit a.

Ophélie montre la destruction du langage, son découpage en sections florales. Ses propos n’ont qu’une moitié de sens (20). Ce qui met aussitôt le père en question pour lequel il n’existe plus aucune certitude (20). La tragédie d’Hamlet y trouve son « terme (21)».

Ophélie a le « mot » de la fin !

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1- « Le saule »

2– Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 24 06 1959

3- « Une sirène blanche, chantante et dangereuse »

4- « Cadavres, dépouilles et charognes »

5- « Le suicide de l’amour fidèle »

6- « Cadavres, dépouilles et charognes »

7- « Vendre des poissons »

8- « Une mort fangieuse »

9- « Cadavres, dépouilles et charognes »

10- Lacan, L’angoisse, leçon du 28 11 1962

11- « Une mort fangieuse »

11- « Ophélie et le nom du père »

12- « Le cri de la chouette »

12- Lacan J., Le désir et son interprétation, leçon du 22 04 1959

13- « Ouvrir la cage et se casser le cou »

14- « Une sirène blanche, chantante et dangereuse »

15-Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 11 03 1959

16- « Porter son souci »

17- Lacan J., Le désir et son interprétation, leçon du 08 04 1959

18 – « Cadavres, dépouilles et charognes »

19- Lacan J., Les formations de l’inconscient, leçon du 12 02 1958

20- « Le suicide de l’amour fidèle »

20- « Le cri de la chouette »

21- Lacan J., « Le désir et son interprétation », leçon du 08 04 1959

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