Vers et asticots, le suicide d'Ophélie (5)

L’Ophélie d’Hamlet s’est suicidée. Puisque la dernière fois nous avions évoqué les asticots qui mangent les cadavres, je vais continuer avec les vers (worms).
La question du cadavre de Polonius est celle de savoir où est-il passé quand Hamlet l’a tué. Elle est posée à plusieurs reprises dans l’acte II de la pièce, au point que l’on finit par se demander si elle ne jouerait pas un rôle particulier. Est-ce seulement un élément de transition théâtral dont la seule fonction serait de passer d’une scène à l’autre ? Il ne semble pas. Et si ce cadavre jouait un rôle majeur ?
Pour Antigone, nous connaissons la question de la sépulture de son frère pour laquelle elle est prête à mourir. Alors pour Ophélie et Polonius, qu’en est-il ?
La mort de Polonius est une méprise. Hamlet croyait tuer le roi Claudius, il ne tue que son conseiller Polonius. Dans le style de la vengeance la plus sauvage, du « œil pour œil, dent pour dent ». Si tu as tué mon père, je te tue. J’en ai eu l’idée, la pièce que tu viens de voir l’a mise en scène, alors je le fais !
Polonius ne pèse pas lourd pour Hamlet. Il le considère comme un « pauvre écervelé, pitre fureteur 1» et « un pitre et un coquin babillard 2». Hamlet se repent pourtant de son crime : « je vais le ranger quelque part, et je répondrai de la mort que je lui ai donnée 3». Il « pleure sur ce qu’il a fait 4».
Le roi sait que le crime d’Hamlet lui sera imputé puisqu’il n’a pas su contenir ce jeune fou. Mais pour le roi, il ne faut pas soumettre Hamlet « à la rigueur de la loi ». Hamlet est donc d’emblée situé hors la loi, aucun jugement ne l’atteindra, son crime ne comptera pas.
Le roi veut mettre le corps dans la chapelle avant de l’enterrer. Polonius, le conseiller du roi, gardera son statut au-delà de sa mort, il ne sera pas déchu comme le frère d’Antigone. Voilà pourquoi Ophélie se trouve à l’opposé d’Antigone.
Où est ce cadavre ?
Hamlet a « trainé ses tripes dans la pièce voisine 5». Hamlet l’a « mélangé à la poussière, dont il est proche parent ». Mais, il refuse de dire où il a mis le corps. Hamlet ironise sur ce corps.
Et il serait pourtant déplacé de ne pas prendre ses propos au sérieux : « Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps, le roi est une chose…6».
Ces propos ambigus laissent l’identité et la qualification du roi indéterminé. De quel roi s’agit-il ? Le père d’Hamlet ou Claudius ?
Le roi est une chose dont la qualification est laissée un moment en suspens, puis définie dans un second temps comme « une chose de rien 7». Une chose qui n’a pas de substance. C’est donc un spectre. Ce que la reine confirme quand elle précise à son tour la définition du spectre. La folie, la présence du spectre est une : « Monnaie que frappe votre cerveau, ces créatures sans corps, le délire excelle à les frapper 8». Le spectre est donc une « créature sans corps », monnaie fabriquée par le cerveau, produit du délire…
Pour l’instant, cela parait classique. Le spectre est une création de la pensée, un délire fabriqué par celui qui en est hanté. Dans la mort, il y a le corps plus le spectre. Ce sont deux éléments séparés, distincts et dont les destinées sont différentes, l’un hante l’esprit d’Hamlet, l’autre se mélange à la poussière.
Puis, ironique, faisant le fou, Hamlet dit au roi que ce corps est « à souper », il se trouve là « où il est mangé » par une « certaine assemblée de vers politiques 9».
Et il lâche une vraie énigme :

«Hamlet : Certaine assemblée de vers politiques s’en prend à lui (la dépouille de Polonius). Votre ver est votre seul empereur pour la bonne chère, nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser, et nous nous engraissons nous-mêmes pour les asticots. Roi gras et mendiant maigre ne font que varier le menu ; deux plats pour une seule table. Tout est là.

Le Roi : Hélas ! hélas !

Hamlet : Un homme peut pêcher avec le ver qui a mangé un roi, et manger le poisson qui s’est nourri de ce ver 10 ».

Ces déclarations sont complexes, énigmatiques et très ambigües ! Qui est le ver dont il s’agit ? Qui est le poisson ? Qui est le pêcheur ?
Il semble que le ver peut à la fois être la cour où se trouve la dépouille, Polonius, les princes et rois en général, Claudius seul ou même la reine. De même pour le poisson, dont on ne sait pas bien qui il est. Il peut aussi bien être Claudius que la reine.
Il y a donc au moins quatre interprétations possibles :

1- La dépouille de Polonius a été laissée quelque part dans le palais et la cour du roi. Les vers sont l’assemblée de la cour qui se délectent de la mort de Polonius pour éventuellement accéder au poste de conseiller qu’il a laissé vacant. Les conseillers sont des vers qui se nourrissent du cadavre du roi. Le roi est le poisson qui se nourrit de ses conseillers. Un homme peut ferrer un roi avec les conseillers et la cour.

2- le roi Claudius nourrit sa cour, entretient ses conseillers, comme il a entretenu Polonius. Il a nourrit ce ver qui a engraissé. Polonius était l’empereur de la bonne chère car il a aussi été le conseiller du père d’Hamlet dont il s’est engraissé. Hamlet peut utiliser le ver Polonius pour pêcher son poisson Claudius.

3- Claudius s’est nourri de la mort du père d’Hamlet. Il en a profité pour prendre le trône et sa place dans le lit de la reine, comme un asticot engraisse de son cadavre. Il a nourri son « poisson », la reine. Hamlet veut aussi ferrer sa mère.

4- les hommes engraissent et leurs dépouilles iront nourrir les vers. Y compris Hamlet et Claudius. Tous les deux engraisseront les asticots de leur cadavre. Sur un plan plus généralement philosophique, les hommes parviennent à percer le mystère de leur destin en appréhendant leur « être pour la mort », et c’est ce qui les fait vivre. Pour le dire comme Freud, « si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort » !

Les traducteurs pensent que le jeu de mot sur la diète en tant que « régime » et la diet comme assemblée politique, ainsi que l’homophonie entre worms (vers) et la ville de Worms, sont des allusions à la situation politique anglaise. Polonius serait comparé à Luther condamné comme hérétique par Charles Quint en 1521, lors de la diète de Worms 11. Ils privilégient une interprétation politique dans laquelle le roi peut destituer l’un de ses conseillers.
Pourquoi une telle allusion, si ce n’est pour souligner avec ironie la pauvreté intellectuelle d’un courtisan du roi tel que Polonius. Ce n’est pas un penseur quoi ! Luther, lui, n’avait pas hésité à affirmer que le corps (du Christ) est appelé à la dispersion (« poussière, tu reviens à la poussière »). Polonius n’est que la pâle copie grimaçante de Luther. Il est mangé pour engraisser le roi. Le roi est gras car le pauvre mendiant Polonius ne fait que l’engraisser. Comme nous venons de le voir, réduire l’interprétation de ce passage à une simple « révolution de palais » est largement insuffisant.
« Manger » se place au niveau de trois dimensions qu’il faut savoir bien distinguer. Selon le plan de chacune de ces dimensions, les personnages, leur signification et leur sens varient. Shakespeare a su condenser les trois plans en un seul texte.
Il y a trois plans distincts :

1- Réel. L’asticot mange la dépouille. La mort est un fait. Chacun y est soumis.

2- Imaginaire. L’un mange l’autre. Le vers se nourrit de la dépouille. Le mouvement est réflexif. Il devient difficile de savoir qui mange l’autre.

3- Symbolique. Une personne en mange une première et sera mangée par une troisième. L’action permet de changer le signifiant qui représente le sujet. Tout à tour, le sujet est poisson puis ver.

Ces distinctions permettent de comprendre toute la différence qui distingue l’objet d’échange de l’objet cause du désir, dans le texte de Shakespeare.
Comme objet d’échange, le ver sert à ferrer le poisson, Claudius a attrapé la reine par Polonius. Alors, le pécheur échange le vers contre le poisson. Le sujet est un ver mangé par l’Autre comme un vulgaire objet de consommation.
Comme objet cause du désir, le ver est convoité par le poisson qui va le manger. Claudius s’est enflammé pour la reine. C’est un objet de désir. Car, ce qui reste du roi après sa mort, ce n’est pas seulement la dépouille. C’est aussi l’épouse, la veuve. Elle est assimilée au Roi par métonymie. La reine est assimilée au cadavre du roi dont se nourrit Claudius comme un asticot. Bien sûr, tout ceci n’est que « métaphore »….
Finalement, Hamlet lâche que le cadavre se trouve dans l’escalier de la galerie. Il est retrouvé, il sera bel et bien enterré selon les vœux de Claudius….
Donc, Ophélie n’a pas réagi au défaut de sépulture comme Antigone l’avait fait. Le corps du père d’Ophélie va recevoir sa sépulture, et ce n’est pas le problème. Il y a forcément une autre explication à la folie d’Ophélie. Si tant est que le parallèle peut être établi avec le destin de la reine, Ophélie serait alors ce qui reste après le décès de son père. L’objet qui cause le désir d’Hamlet, mais aussi l’objet de consommation dont Hamlet se débarrasse pour attraper un autre poisson (Claudius).
La suite au prochain numéro.

Articles précédents, le suicide d’Ophélie :

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1– p. 861
2– p. 873
3– p. 871
4– p. 877
5– p. 873
6– p. 881
7– Ibid, « a thing of nothing »
8– p. 869
9– p. 889
10 – p. 883
11 – note 6, p. 1468
 

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