Ce qui manque au champ de l'Autre……

Etudier un roman 1 est une excellente façon d’étudier le suicide quand on voit comment Lacan a su tirer avantage de Hamlet dans « Le désir et son interprétation 2 ». Déjà, dans ce séminaire, Lacan élabore le suicide comme un « suprême effort de don » du phallus à l’idole, le grand Autre qui a ce dont le sujet manque. Pour Hamlet en l’occurrence, c’est un suprême effort de don à sa mère.

Nikita Khrouchtchev, « le congrès secret » du 25 02 1956

Car, la scène finale dans laquelle Hamlet meurt à l’issue d’un duel contre Claudius, est une sorte de gigantesque passage à l’acte suicidaire. Après avoir très longtemps hésité. Et, comme le souligne Lacan, alors que Hamlet a déjà eu l’occasion rêvée de tuer Claudius, il est longtemps resté inhibé quand à l’acte.

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L’angoisse

Jacques Lacan, version AFI

Leçon du 19 12 1962, extrait

« Deux choses, le passage à l’acte et l’acting-out. J’ai dit presque compléter parce que je n’ai pas le temps de vous dire pourquoi le passage à l’acte est à cette place et l’acting-out à une autre mais je vais tout de même vous faire avancer dans ce chemin en vous faisant remarquer, dans le rapport le plus étroit à notre propos ce matin, l’opposition de ce qui était déjà impliqué, et même exprimé dans ma première introduction de ces termes, et dont je vais maintenant souligner la position, à savoir, ce qu’il y a d’en trop dans l’em­barras, ce qu’il y a d’en moins dans ce que je vous ai, par un commentaire étymologique dont vous vous souvenez, je pense, tout au moins ceux qui étaient là, souligné du sens de l’émoi. L’émoi, vous ai-je dit, est essentiellement l’évocation du pouvoir qui fait défaut, esmayer, l’expérience de ce qui vous manque dans le besoin. C’est dans là référence à ces deux termes dont là liaison est essentielle en notre sujet, car cette liaison en souligne l’ambiguïté; si c’est en trop, ce à quoi nous avons affaire, alors, il ne nous manque pas, s’il vient à nous manquer, pourquoi dire qu’ailleurs il nous embarrasse, prenons garde ici de ne pas céder aux illusions les plus flatteuses ».

Leçon du 16 01 1963, extrait

« Ce n’est pas pour rien que le sujet mélancolique a une propension telle, et toujours accomplie avec une rapidité fulgurante, déconcertante, à se balancer par là fenêtre. La fenêtre, en tant qu’elle nous rappelle cette limite entre là scène et le monde, nous indique ce que signifie cet acte par où, en quelque sorte, le sujet fait retour à cette exclusion fondamentale où il se sent, au moment même où se conjugue dans l’absolu d’un sujet, dont nous seuls, analystes, pouvons avoir l’idée, cette conjonction du désir et de là loi. C’est proprement ce qui se passe au moment de là rencontre par le couple, de là chevalière de Lesbos et de son objet karéninien si je puis m’ex­primer ainsi, avec le père. Car il ne suffit pas de dire que le père a jeté un regard irrité pour comprendre comment a pu se produire le passage à l’ac­te. Il y a quelque chose qui tient là au fond même de là relation, à là struc­ture; car de quoi s’agit-il? Disons-le en termes brefs, je vous crois suffi­samment préparés pour que vous les entendiez : la fille, pour laquelle l’at­tachement au père, et là déception en raison de la naissance du jeune frère, si mon souvenir est bon, cette déception a été dans sa vie le point tournant, va donc quoi faire ? Faire de sa castration de femme ce que fait le chevalier à l’endroit de sa dame à qui précisément, il offre le sacrifice de ses préroga­tives viriles; pour en faire, elle, le support de ce qui est lié dans le rapport d’une inversion à ce sacrifice même à savoir, la mise à la place du manque, justement de ce qui manque au champ de l’Autre, à savoir sa garantie suprême, ceci que la loi est bel et bien le désir du père, qu’on en est sûr, qu’il y a une loi du père, un phallus absolu.

Sans doute, ressentiment et vengeance sont-ils décisifs dans le rapport de cette fille avec son père. Le ressentiment et là vengeance sont cela, cette loi, ce phallus suprême. Voici où je le place; c’est elle qui est ma dame, et puisque je ne peux pas être ta femme soumise et moi ton objet, je suis celui qui soutient, qui crée le rapport idéalisé à ce qui est de moi-même insuffi­sance, ce qui a été repoussé. N’oublions pas que là fille a cessé, a lâché là cul­ture de son narcissisme, ses soins, sa coquetterie, sa beauté, pour devenir chevalier servant de là dame.

C’est dans là mesure où tout ceci vient dans cette simple rencontre et, au niveau du regard du père, où cette scène vient aux regards du père, que se produit ce que nous pourrons appeler, nous référant au premier tableau que je vous ai donné des coordonnées de l’angoisse, le suprême embarras; que l’émotion – reportez-vous à ce tableau, vous en verrez les coordonnées exactes – l’émotion par là subite impossibilité de faire face à là scène que lui fait son amie, s’y ajoute. Les deux conditions essentielles de ce qui s’ap­pelle à proprement parler passage à l’acte, – et ici je m’adresse à quelqu’un qui m’a demandé de devancer un peu ce que je peux avoir à dire sur cette distinction de l’acting-out, nous aurons à y revenir-, les deux conditions du passage à l’acte comme tel sont réalisées. Ce qui vient à ce moment-là au sujet, c’est son identification absolue à ce petit a, à quoi elle se réduit. La confrontation de ce désir du père, sur lequel tout dans sa conduite est construit, avec cette loi qui se présentifie dans le regard du père, c’est ceci, par quoi elle se sent définitivement identifiée, et du même coup rejetée, déjetée hors de là scène.

Seul le laissez tomber, le se laisser tomber peut le réaliser. Le temps me manque aujourd’hui pour vous indiquer dans quelle direction va ceci; à savoir que là notation célèbre de Freud, dans le deuil, de l’identification à l’objet, comme étant ce sur quoi porte quelque chose qu’il exprime comme une vengeance de celui qui ressent le deuil, ce n’est pas suffisant. Nous por­tons le deuil et nous ressentons les effets de dévaluation du deuil, pour autant que l’objet dont nous portons le deuil était, à notre insu, celui qui s’était fait, que nous avons fait le support de notre castration.

La castration, elle nous retourne; et nous nous voyons pour ce que nous sommes, en tant que nous serions essentiellement retournés à cette position de là castration. Vous sentez bien que le temps me presse et qu’ici je ne peux que donner une indication; mais ce qui désigne bien à quel point c’est de cela qu’il s’agit, ce sont deux choses; c’est là façon dont Freud sent que, quelque avance spectaculaire que fasse là patiente dans son analyse, ça lui passe si je puis dire comme de l’eau sur les plumes d’un canard; et s’il négli­ge nommément cette place qui est celle du petit a dans le miroir de l’Autre par toutes les coordonnées possibles, bien sûr, sans avoir les éléments de ma topologie, mais on ne peut pas le dire plus clairement; car il dit ici : « là, ce devant quoi je m’arrête, je bute, dit Freud, c’est quelque chose comme ce qui se passe dans l’hypnose ». Or, qu’est-ce qui se passe dans l’hypnose ? C’est que le sujet dans le miroir de l’Autre est capable de lire tout ce qui est là, au niveau de ce petit vase pointillé, tout ce qui est spécularisable, on y va. Ce n’est pas pour rien que le miroir, le bouchon de carafe, voire le regard de l’hypnotiseur, sont les instruments de l’hypnose. La seule chose qu’on ne voit pas dans l’hypnose, c’est justement le bouchon de là carafe lui-même, ni le regard de l’hypnotiseur qui est là cause de l’hypnose. La cause de l’hypnose ne se livre pas dans les conséquences de l’hypnose. L’autre réfé­rence, le doute de l’obsessionnel. Et sur quoi porte-t-il le doute radical qui fait aussi que les analyses d’obsessionnels se poursuivent pendant des temps et des temps et très bellement ? C’est une véritable lune de miel, une cure d’obsessionnel, entre l’analyste et l’analysé; pour autant que ce centre où Freud nous désigne très bien quelle sorte de discours tient l’obsessionnel, à savoir : « Il est vraiment très bien, cet homme-là; il me raconte les plus belles choses du monde, l’ennui c’est que je n’y crois pas tout à fait ». Si elle est centrale, c’est parce qu’elle est là, en Χ.

(…)

Car avec Dora, j’y reviendrai, nous pouvons mieux articuler maintenant ce qui s’est passé; tout est loin, très loin, d’être maladresse et l’on peut dire que si Dora n’a pas été analysée jusqu’au bout, Freud a vu clair jusqu’au bout. Mais ici où la fonction du petit a de l’objet est en quelque sorte si pré­valente dans l’observation de l’homosexuelle qu’elle a été jusqu’à passer dans le réel, dans un passage à l’acte dont il comprend pourtant tellement bien la révélation symbolique, Freud donne sa langue au chat : « Je n’arri­verai à rien », se dit-il, et il la passe à un confrère féminin. C’est lui qui prend l’initiative de la laisser tomber.

Je vous laisserai sur ce terme pour le livrer à vos réflexions, car vous sen­tez bien que ce souci vise une référence essentielle dans là manipulation ana­lytique du transfert.

Leçon du 23 01 1963, extrait

« Et entrons maintenant dans l’acting-out. Dans le cas d’homosexualité féminine de Freud, si là tentative de suicide est un passage à l’acte, je dirai que toute l’aventure avec la dame de réputation douteuse, qui est portée à la fonction d’objet suprême, est un acting-out. Si là gifle de Dora est un pas­sage à l’acte, je dirai que tout le comportement paradoxal, que Freud découvre tout de suite avec tellement de perspicacité, de Dora dans le ména­ge des Κ. est un acting-out. L’acting-out, c’est quelque chose, dans la conduite du sujet, essentiellement qui se montre. L’accent démonstratif, l’orientation vers l’Autre de tout acting-out est quelque chose qui doit être relevé ».

Leçon XXV 3 juillet 1963, extrait

L’angoisse, Freud au terme de son œuvre l’a désignée comme signal. Il l’a désignée comme signal, distinct de l’effet de la situation traumatique, signal articulé à ce qu’il appelle danger; le mot danger pour lui est lié à la fonc­tion, à la notion, il faut bien le dire non élucidée de danger vital.

Ce que j’aurai pour vous cette année articulé d’original, c’est la précision sur ce qu’est ce danger. Ce danger, c’est, conformément à l’indication freu­dienne mais plus précisément articulé, ce qui est lié au caractère de cession du moment constitutif de l’objet a.

De quoi, dès lors, l’angoisse, pour nous, en ce point de notre élaboration doit-elle être considérée comme le signal ? Ici encore nous articulerons autrement que Freud ce moment, ce moment de fonction de l’angoisse est antérieur à cette cession de l’objet. Car l’expérience nous interdit de ne pas, comme là nécessité même de son articulation oblige Freud, situer quelque chose de plus primitif que l’articulation de la situation de danger, dès lors que nous la définissons comme nous venons de le faire, à un niveau, à un moment antérieur à cette cession de l’objet.

L’angoisse, ai-je annoncé pour vous d’abord dès le séminaire d’il y a deux ans, l’angoisse se manifeste sensiblement dès le premier abord comme se rapportant – et d’une façon complexe – au désir de l’Autre. Dès ce pre­mier abord, j’ai indiqué que la fonction angoissante du désir de l’Autre était liée à ceci que je ne sais pas quel objet a je suis pour ce désir.

J’accentuerai aujourd’hui que ceci ne s’articule pleinement, ne prend forme exemplaire qu’à ce que j’ai appelé, désigné ici, en signe au tableau, le quatrième niveau définissable comme caractéristique de la fonction de la constitution du sujet dans sa relation à l’Autre, pour autant que nous pou­vons l’articuler comme centrée autour de la fonction de l’angoisse.

Là seulement, la plénitude spécifique par quoi le désir humain est fonc­tion du désir de l’Autre, là seulement à ce niveau cette forme est remplie. L’angoisse, vous ai-je dit, y est liée à ceci que je ne sais pas quel objet a je suis pour le désir de l’Autre. Mais ceci, en fin de compte, n’est lié qu’au niveau où je puis en donner cette fable exemplaire où l’Autre serait un radi­calement Autre, serait cette mante religieuse d’un désir vorace, à quoi rien ne me lie de facteur commun. Bien au contraire, à l’Autre humain, quelque chose me lie qui est ma qualité d’être son semblable. Ce qui reste du je ne sais pas angoissant est foncièrement méconnaissance, méconnaissance à ce niveau spécial de ce qu’est, dans l’économie de mon désir d’homme, le a.

C’est pourquoi, paradoxalement, c’est au niveau dit quatrième, au niveau du désir scopique que, si la structure du désir est pour nous la plus pleine­ment développée dans son aliénation fondamentale, c’est là aussi que l’ob­jet a est le plus masqué et avec lui le sujet est, quant à l’angoisse, le plus sécurisé. C’est ce qui rend nécessaire que nous cherchions ailleurs qu’à ce niveau la trace du a quant au moment de sa constitution. L’Autre, en effet, si par essence il est toujours là dans sa pleine réalité, pour autant qu’elle prend présence subjective, peut se manifester par quelqu’une de ses arêtes, il est clair que le développement ne donne pas un accès égal à cette réalité de l’Autre.

Au premier niveau, cette réalité de l’Autre est présentifiée, comme il est bien net, dans l’impuissance originelle du nourrisson, par le besoin. Ce n’est qu’au second temps, qu’avec la demande de l’Autre, quelque chose à pro­prement parler se détache et nous permet d’articuler d’une façon complète la constitution du petit a par rapport à la fonction de lieu de la chaîne signi­fiante, fonction que j’entends de l’Autre.

Mais je ne peux pas quitter aujourd’hui ce premier niveau sans bien poin­ter que l’angoisse paraît avant toute articulation comme telle de la demande

de l’Autre. Mais singulièrement, je vous prie un instant de vous arrêter au paradoxe que conjoint le point départ de ce premier effet de cession, qui est celui de l’angoisse, avec ce qui sera au terme de quelque chose comme son point d’arrivée, cette manifestation de l’angoisse coïncidant avec l’émergen­ce même au monde de celui qui sera le sujet, c’est le cri, le cri dont j’ai situé dès longtemps la fonction comme rapport, non pas originel mais terminal à ce que nous devons considérer comme étant le cœur même de cet autre, en tant qu’il s’achève pour nous à un moment comme le prochain. Ce cri qui échappe au nourrisson, il ne peut rien en faire. S’il a, là, cédé quelque chose, rien ne l’y conjoint.

(…)

Je suis à jamais l’objet cessible, comme chacun sait de nos jours, l’objet d’échange. Et cet objet est le principe qui me fait désirer, qui me fait le désirant d’un manque qui n’est pas un manque du sujet, mais un défaut fait à la jouissance qui se situe au niveau de l’Autre.

C’est en cela que toute fonction du a ne se réfère qu’à cette béance cen­trale qui sépare au niveau sexuel le désir du lieu de la jouissance, qui nous condamne à cette nécessité qui veut que la jouissance ne soit pas de nature pour nous promise au désir, que le désir ne peut faire que d’aller à sa ren­contre, que pour la rencontrer, le désir ne doit pas seulement comprendre, mais franchir le fantasme même qui le soutient et le construit, ceci, que nous avons découvert comme cette butée qui s’appelle angoisse de castration. Mais pourquoi pas le désir de castration puisqu’au manque central qui dis­joint le désir de la jouissance, là aussi un désir est suspendu dont la menace pour chacun n’est faite que de sa reconnaissance dans le désir de l’Autre. A la limite, l’autre, quel qu’il soit dans le fantasme paraît être le châtreur, l’agent de la castration.

(…)

« Au niveau du passage à l’acte, un fantasme de suicide dont le carac­tère et l’authenticité sont à mettre en question essentiellement à l’intérieur de cette dialectique ».

(…)

« Le problème du deuil est celui du maintien de quoi ? Des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet a au niveau quatrième, mais à i(a) par quoi tout amour, en tant que ce terme implique la dimension idéalisée que j’ai dite, est narcissique­ment structuré.

Et c’est ce qui fait la différence avec ce qui se passe dans la mélancolie et la manie. Si nous ne distinguons pas l’objet a du i(a), nous ne pouvons pas concevoir ce que Freud, dans la même note, rappelle et articule puissam­ment ainsi que dans l’article bien connu sur Deuil et mélancolie, sur la dif­férence radicale qu’il y a entre mélancolie et deuil.

Ai-je besoin de me référer à mes notes et de vous rappeler ce passage où, après s’être engagé dans la notion de retour, de la réversion de la libido prétendument objectale sur le Moi propre du sujet, il avoue, dans la mélancolie, ce processus, il est évident – c’est lui qui le dit – qu’il n’aboutit pas, l’objet surmonte sa direction, c’est l’objet qui triomphe. Et parce que c’est autre chose que ce dont il s’agit comme retour de la libido dans le deuil, c’est aussi pour cela que tout le processus, que toute la dialectique s’édifie autrement, à savoir, que cet objet a, Freud nous dit qu’il faut alors – et pourquoi dans ce cas, je le laisse ici de côté – il faut alors que le sujet s’ex­plique; mais que comme cet objet a est d’habitude masqué derrière le i(a) du narcissisme, le i(a) du narcissisme est là pour qu’au quatrième niveau le a soit masqué, méconnu dans son essence.

C’est là ce qui nécessite pour le mélancolique de passer, si je puis dire, au travers de sa propre image et l’at­taquant d’abord pour pouvoir atteindre dans cet objet a qui le transcende ce dont la commande lui échappe, ce dont la chute l’entraînera dans la pré­cipitation, le suicide, avec cet automatisme, ce mécanisme, ce caractère nécessaire et foncièrement aliéné avec lequel vous savez que se font les sui­cides de mélancoliques et pas dans n’importe quel cadre, et si ça se passe si souvent par la fenêtre, sinon à travers la fenêtre, ceci n’est pas un hasard, c’est le recours à une structure qui n’est autre que celle que j’accentue comme celle du fantasme.

Ce rapport à a par où se distingue tout ce qui est du cycle manie-mélan­colie de tout ce qui est du cycle Idéal, de la référence deuil ou désir, nous ne pouvons le saisir que dans l’accentuation de la différence de fonction du a par rapport au i(a); par rapport à quelque chose qui fait cette référence au a foncière, radicale, plus enracinante pour le sujet que n’importe quelle autre relation mais aussi comme foncièrement méconnue, aliénée dans le rapport narcissique ».

La relation d’objet

Jacques Lacan

Leçon du 9 janvier 1957, extrait

« Cette relation donc déclarée, maintenue par le sujet, est quelque chose à propos de quoi Freud nous apporte de très frappantes remarques. Il y en a auxquelles il donne valeur de sanction, soit explicative de ce qui s’est passé avant le traitement, par exemple la tentative de suicide, soit explicative de son échec à lui ».

(….)

« Ici on constate une méconnaissance d’un ordre analogue, mais beaucoup plus instructif parce que beaucoup plus profond. Puis il y a aussi des choses qu’il nous dit, et dont il ne tire qu’un parti incomplet, et qui ne sont certainement pas les moins intéressantes sur le sujet de ce dont il s’agit dans cette tentative de suicide, qui en quelque sorte se couronne dans un acte significatif, une crise dont on ne peut certainement pas dire que le sujet n’est pas intimement lié à la montée de la tension, jusqu’au moment où le conflit éclate et arrive à une catastrophe.

Il nous explique ceci de la manière suivante : c’est dans le registre d’une orientation en quelque sorte normale vers un désir d’avoir un enfant du père, qu’il faut concevoir la crise originaire qui a fait s’engager ce sujet dans quelque chose qui va strictement à l’opposé, puisqu’il nous est indiqué qu’il y a eu un véritable renversement de la position, et Freud essaye de l’articuler. Il s’agit d’un de ces cas où la déception par l’objet du désir se résume par un ren­versement complet de la position qui est identification à cet objet, et qui de ce fait, Freud l’articule exactement dans une note – équivaut à une régression au narcissisme. Quand je fais de la dialectique du narcissisme, essentiellement ce rapport moi-petit autre, je ne fais absolument rien d’autre que de mettre en évidence ce qui est implicite dans toutes les façons dont Freud s’exprime.

Quelle est donc cette déception, ce moment vers la quinzième année où le sujet engagé dans la voie d’une prise de possession de cet objet imaginaire, de cet enfant imaginaire – elle s’en occupe assez pour que ça fasse une date dans les antécédents du patient – opère ce renversement ? A ce moment-là sa mère a réellement un enfant du père, autrement dit la patiente fait l’acquisition d’un troisième frère. Voici donc le point clé, le caractère également en apparence exceptionnel de cette observation à la suite de quelque chose qui s’est passé.

Il s’agit maintenant de voir où cela s’interprétera le mieux, parce qu’enfin ce n’est pas banal non plus qu’il résulte de l’intervention d’un petit tard venu comme celui-là, un retournement profond de l’orientation sexuelle d’un sujet. C’est donc à ce moment-là que la fille change de position, et il s’agit de savoir ce qui arrive.

Freud nous le dit : c’est quelque chose qu’il faut considérer comme assu­rément réactionnel – le terme d’ailleurs n’est pas dans le texte, mais il est impliqué puisqu’il continue de supposer que le ressentiment à l’endroit du père continue de jouer. C’est là le rôle majeur, une cheville dans la situation, celle qui explique toute la façon dont l’aventure est menée. Elle est nettement agres­sive à l’endroit du père, et il ne s’agirait dans la tentative de suicide, à la suite de la déception produite par le fait que l’objet de son attachement homologue en quelque sorte la contrecarre, que de la contre-agressivité du père, d’un retour­nement de cette agression sur le sujet lui-même, combiné avec quelque chose, nous dit Freud, qui satisfait symboliquement ce dont il s’agit. A savoir que par une sorte de précipitation, de réduction au niveau des objets véritablement enjeu, une sorte d’effondrement de toute la situation sur des données primitives, quand la fille niederkommt, choit au bas de ce pont, elle fait un acte symbolique qui n’est autre chose que le nierderkommen d’un enfant dans l’accouchement ».

Leçon du 23 janvier 1957, extrait

« Par contre l’accouchement qui se trouve aussi de l’autre côté, à la fin de l’observation de l’homosexuelle avant qu’elle vienne entre les mains de Freud, se manifeste de la façon suivante : brusquement elle se jette d’un petit pont de chemin de fer au moment où intervient une fois de plus le père réel pour lui manifester son irritation et son courroux, et que la femme qui est avec elle sanctionne en lui disant qu’elle ne veut plus la voir. La jeune fille à ce moment là se trouve absolument dépourvue de ses derniers ressorts, car jusque là elle a été assez frustrée de ce qui devait lui être donné, à savoir le phallus paternel, mais elle avait trouvé le moyen par la voie de cette relation imaginaire, de maintenir le désir. A ce moment-là avec le rejet de la dame elle ne peut plus rien du tout soutenir, à savoir que l’objet est définitivement perdu à savoir que ce rien dans lequel elle s’est instituée pour démontrer à son père comment on peut aimer, n’a même plus de raison d’être, et à ce moment là elle se suicide.

Mais Freud nous le souligne, ceci a également un autre sens : ça a le sens d’une perte définitive de l’objet, à savoir que ce phallus qui lui est décidément refusé, tombe, niederkommt. Ca a là une valeur de privation définitive, et en même temps de mimique aussi d’une sorte d’accouchement symbolique. Et ce côté métonymique dont je vous parlais, vous le retrouverez là, car si cet acte de se précipiter d’un pont de chemin de fer au moment critique et terminal de ses relations avec la dame et le père, Freud peut l’interpréter comme une sorte de façon démonstrative de se faire elle-même cet enfant qu’elle n’a pas eu, et en même temps de se détruire dans un dernier acte significatif de l’objet, c’est uniquement fondé sur l’existence du mot niederkommt qui indique méto­nymiquement le terme dernier, le thème du suicide où s’exprime chez l’ho­mosexuelle dont il s’agit, ce qui est le seul et unique ressort de toute sa perversion – et ceci conformément à tout ce que Freud a maintes fois affirmé concernant la pathogenèse d’un certain type d’homosexualité féminine – à savoir un amour stable et particulièrement renforcé pour le père ».