La relation d’objet

Jacques Lacan

Leçon du 9 janvier 1957, extrait

« Cette relation donc déclarée, maintenue par le sujet, est quelque chose à propos de quoi Freud nous apporte de très frappantes remarques. Il y en a auxquelles il donne valeur de sanction, soit explicative de ce qui s’est passé avant le traitement, par exemple la tentative de suicide, soit explicative de son échec à lui ».

(….)

« Ici on constate une méconnaissance d’un ordre analogue, mais beaucoup plus instructif parce que beaucoup plus profond. Puis il y a aussi des choses qu’il nous dit, et dont il ne tire qu’un parti incomplet, et qui ne sont certainement pas les moins intéressantes sur le sujet de ce dont il s’agit dans cette tentative de suicide, qui en quelque sorte se couronne dans un acte significatif, une crise dont on ne peut certainement pas dire que le sujet n’est pas intimement lié à la montée de la tension, jusqu’au moment où le conflit éclate et arrive à une catastrophe.

Il nous explique ceci de la manière suivante : c’est dans le registre d’une orientation en quelque sorte normale vers un désir d’avoir un enfant du père, qu’il faut concevoir la crise originaire qui a fait s’engager ce sujet dans quelque chose qui va strictement à l’opposé, puisqu’il nous est indiqué qu’il y a eu un véritable renversement de la position, et Freud essaye de l’articuler. Il s’agit d’un de ces cas où la déception par l’objet du désir se résume par un ren­versement complet de la position qui est identification à cet objet, et qui de ce fait, Freud l’articule exactement dans une note – équivaut à une régression au narcissisme. Quand je fais de la dialectique du narcissisme, essentiellement ce rapport moi-petit autre, je ne fais absolument rien d’autre que de mettre en évidence ce qui est implicite dans toutes les façons dont Freud s’exprime.

Quelle est donc cette déception, ce moment vers la quinzième année où le sujet engagé dans la voie d’une prise de possession de cet objet imaginaire, de cet enfant imaginaire – elle s’en occupe assez pour que ça fasse une date dans les antécédents du patient – opère ce renversement ? A ce moment-là sa mère a réellement un enfant du père, autrement dit la patiente fait l’acquisition d’un troisième frère. Voici donc le point clé, le caractère également en apparence exceptionnel de cette observation à la suite de quelque chose qui s’est passé.

Il s’agit maintenant de voir où cela s’interprétera le mieux, parce qu’enfin ce n’est pas banal non plus qu’il résulte de l’intervention d’un petit tard venu comme celui-là, un retournement profond de l’orientation sexuelle d’un sujet. C’est donc à ce moment-là que la fille change de position, et il s’agit de savoir ce qui arrive.

Freud nous le dit : c’est quelque chose qu’il faut considérer comme assu­rément réactionnel – le terme d’ailleurs n’est pas dans le texte, mais il est impliqué puisqu’il continue de supposer que le ressentiment à l’endroit du père continue de jouer. C’est là le rôle majeur, une cheville dans la situation, celle qui explique toute la façon dont l’aventure est menée. Elle est nettement agres­sive à l’endroit du père, et il ne s’agirait dans la tentative de suicide, à la suite de la déception produite par le fait que l’objet de son attachement homologue en quelque sorte la contrecarre, que de la contre-agressivité du père, d’un retour­nement de cette agression sur le sujet lui-même, combiné avec quelque chose, nous dit Freud, qui satisfait symboliquement ce dont il s’agit. A savoir que par une sorte de précipitation, de réduction au niveau des objets véritablement enjeu, une sorte d’effondrement de toute la situation sur des données primitives, quand la fille niederkommt, choit au bas de ce pont, elle fait un acte symbolique qui n’est autre chose que le nierderkommen d’un enfant dans l’accouchement ».

Leçon du 23 janvier 1957, extrait

« Par contre l’accouchement qui se trouve aussi de l’autre côté, à la fin de l’observation de l’homosexuelle avant qu’elle vienne entre les mains de Freud, se manifeste de la façon suivante : brusquement elle se jette d’un petit pont de chemin de fer au moment où intervient une fois de plus le père réel pour lui manifester son irritation et son courroux, et que la femme qui est avec elle sanctionne en lui disant qu’elle ne veut plus la voir. La jeune fille à ce moment là se trouve absolument dépourvue de ses derniers ressorts, car jusque là elle a été assez frustrée de ce qui devait lui être donné, à savoir le phallus paternel, mais elle avait trouvé le moyen par la voie de cette relation imaginaire, de maintenir le désir. A ce moment-là avec le rejet de la dame elle ne peut plus rien du tout soutenir, à savoir que l’objet est définitivement perdu à savoir que ce rien dans lequel elle s’est instituée pour démontrer à son père comment on peut aimer, n’a même plus de raison d’être, et à ce moment là elle se suicide.

Mais Freud nous le souligne, ceci a également un autre sens : ça a le sens d’une perte définitive de l’objet, à savoir que ce phallus qui lui est décidément refusé, tombe, niederkommt. Ca a là une valeur de privation définitive, et en même temps de mimique aussi d’une sorte d’accouchement symbolique. Et ce côté métonymique dont je vous parlais, vous le retrouverez là, car si cet acte de se précipiter d’un pont de chemin de fer au moment critique et terminal de ses relations avec la dame et le père, Freud peut l’interpréter comme une sorte de façon démonstrative de se faire elle-même cet enfant qu’elle n’a pas eu, et en même temps de se détruire dans un dernier acte significatif de l’objet, c’est uniquement fondé sur l’existence du mot niederkommt qui indique méto­nymiquement le terme dernier, le thème du suicide où s’exprime chez l’ho­mosexuelle dont il s’agit, ce qui est le seul et unique ressort de toute sa perversion – et ceci conformément à tout ce que Freud a maintes fois affirmé concernant la pathogenèse d’un certain type d’homosexualité féminine – à savoir un amour stable et particulièrement renforcé pour le père ».