« L’agressivité en psychanalyse », Jacques Lacan

Plus que la « conservation de soi », plus encore que la crainte de la mort infligée par le « Maitre absolu », l’homme craint de léser son corps propre. Dans le même mouvement, il « constitue son monde par son propre suicide ». C’est-à-dire par son entrée dans la chaine signifiante (que Lacan explique plus en détail dans le séminaire : « Les formations de l’inconcscient »).

Lacan J., (rapport théorique présenté en mai 1948 à Bruxelles au XI congrès des psychanalystes de langue française), Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 123-124, extraits

« Néanmoins nous avons là encore quelques vérités psychologiques à apporter : à savoir combien le prétendu « instinct de conservation » du moi fléchit volontiers dans le vertige de la domination de l’espace, et surtout combien la crainte de la mort, du « Maître absolu », supposé dans la conscience par toute une tradition philosophique depuis Hegel, est psychologiquement subordonnée à la crainte narcissique de la lésion du corps propre.

Nous ne croyons pas vain d’avoir souligné le rapport que soutient avec la dimension de l’espace une tension subjective, qui dans le malaise de la civilisation vient recouper celle de l’angoisse, si humainement abordée par Freud et qui se développe dans la dimension temporelle. Celle-ci aussi nous l’éclairerions volontiers des significations contemporaines de deux philosophies qui répondraient à celles que nous venons d’évoquer : celle de Bergson pour son insuffisance naturaliste et celle de Kierkegaard pour sa signification dialectique.

À la croisée seulement de ces deux tensions, devrait être envisagée cette assomption par l’homme de son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant il constitue son monde par son suicide, et dont Freud eut l’audace de formuler l’expérience psychologique si paradoxale qu’en soit l’expression en termes biologiques, soit comme « instinct de mort ».

Chez l’homme « affranchi » de la société moderne, voici que ce déchirement révèle jusqu’au fond de l’être sa formidable lézarde. C’est la névrose d’auto-punition, avec les symptômes hystérico-hypochondriaques de ses inhibitions fonctionnelles, avec les formes psychasthéniques de sa déréalisation de l’autrui et du monde, avec ses séquences sociales d’échec et de crime. C’est cette victime émouvante, évadée d’ailleurs irresponsable en rupture du ban qui voue l’homme moderne à la plus formidable galère sociale, que nous recueillons quand elle vient à nous, c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux ».